dimanche 17 avril 2016

Séquence # 12 - Shivers - L'important, c'est d'aimer



SYNOPSIS 

Cette page contient plein de spoilers grouillants, vous voilà prévenus !

Un complexe immobilier de grand standing a été bâti dans les faubourgs de Montréal, conçu afin de satisfaire une clientèle éclectique mais exigeante. Avec ses équipements de loisirs, ses boutiques, son restaurant, sans oublier un cabinet médical, une pharmacie et une clinique dentaire, le complexe se présente comme une « ville dans la ville », où tout est à portée de la main pour ses occupants.

On pourrait croire que l'endroit est le paradis rêvé, ou du moins un havre de paix. Mais la vérité est toute autre. Dans l'un des appartements du complexe, le docteur Hobbes étrangle une jeune femme (Annabelle Bataille) avant de lui ouvrir le ventre avec un scalpel, puis de verser de l'acide sur ses organes. Après quoi, le médecin se suicide en se tranchant la gorge.


Emil Hobbes effectuait des travaux sur la transplantation d'organes, en utilisant des parasites censés faciliter la greffe. Malheureusement, l'expérimentation pratiquée sur Annabelle a révélé que les parasites développaient chez le patient une sexualité exacerbée, une frénésie sexuelle que l'hôte est incapable de contrôler. Qui plus est, le parasite est en mesure de se reproduire pour chercher de nouveaux hôtes.

Rapidement, des incidents se multiplient. Un parasite s'introduit dans l'organisme de l'homme d'affaires Eric Tardieu. Ce dernier, sous le contrôle du corps étranger, va tenter de contaminer d'autres sujets. Afin d'enrayer cette menace, le docteur Roger St Luc et son assistante, l'infirmière Claire Forsythe, sont aidés par un scientifique, Rollo Linsky, qui connaissait Hobbes et les travaux qu'il effectuait en secret.


 NARRATION

La contamination s'est propagée dans l'immeuble principal où résident les locataires. Des comportements étranges apparaissent chez ces derniers. Hommes et femmes de tout âge ne parviennent plus à se contrôler, ils n'existent plus que par le sexe. La recherche de l'acte sexuel avec autrui est devenue leur unique préoccupation. Les infestés ont peu à peu perdu la raison ; désormais les parasites dominent leur esprit.

Dans ce chaos ambiant, Roger St Luc et Claire Forsythe, un moment séparés, se sont finalement retrouvés et ont trouvé un refuge provisoire dans les sous-sols du complexe. Le médecin ignore que son assistante (et maîtresse) a été contaminée à son tour. Les communications avec l'extérieur ont été coupées, St Luc ne va devoir compter que sur lui-même. Linsky, qui était parvenu à rentrer à l'intérieur de l'édifice, s'est lui aussi fait surprendre par les redoutables parasites.


La nouvelle personnalité de Claire se dévoile à St Luc lorsqu'elle lui dit que « tout est érotique, toute chose a un côté sexuel. Parler, respirer, exister physiquement est un acte sexuel ». A la suite de cette tirade ayant pour but de déstabiliser le médecin, un parasite sort de la bouche de l'infirmière. Saint-Luc parvient à s'en protéger, avant d'appliquer un bâillon sur la bouche de sa compagne. Il sait que s'il reste confiné dans les sous-sols, il sera tôt ou tard pris au piège. Il lui faut donc parvenir à sortir du complexe. Prenant Claire à ses côtés, il la conduit au travers d'un dédale de couloirs, où derrière chaque jonction semble planer une menace.

Il ne peut cependant pas empêcher l'assaut des résidents. S'il réussit finalement à s'extirper des griffes de ses assaillants, il doit abandonner Claire, qu'il savait de toute façon condamnée. St Luc trouve la seule sortie possible en passant par la piscine. Dehors… enfin ! Mais le médecin ne tarde pas à déchanter, réalisant que les résidents sont partout, même à l'extérieur de l'enceinte, et l'encerclent. Il retourne donc en direction de la piscine, seule issue laissée libre par les infestés. Alors, telle une armée de zombies, les résidents se précipitent à l'intérieur de la piscine et plongent sur leur proie...


CONTEXTE

Au début des années soixante-dix, le jeune Canadien David Cronenberg a déjà derrière lui quelques travaux pour le moins atypiques. Son film d'étudiant From the Drain (1967), au budget de 500 dollars, raconte l'histoire d'un homme dans une baignoire. Stereo (1969) et Crime of the Future (1970), sont des œuvres froides et absconses qui enfoncent le clou. Nous sommes dans le cadre du cinéma expérimental et leur auteur est sur les rails pour se faire un nom dans le circuit d'art et essai.

Puis arrive Shivers / They Came from Within, son premier long métrage, classé pour le besoin des étiquettes dans la catégorie "cinéma d'horreur". Un virage à 180 degrés ? Pas tant que cela. Reprenons. Cronenberg écrit le script et le propose au studio Cinépix qui produit à tour de bras des films érotiques. Le marché de 250.000 dollars est conclu et fait naître l'objet du scandale (les critiques canadiens ont haï Frissons comme jamais). Le résultat est un film d'exploitation "trash" et un film d'un auteur déjà en pleine possession de ses moyens dans le même élan. Pourquoi le projet attira-t-il une grande hostilité ? Tout simplement parce qu'il s'agit d'une création très agressive sur le plan du visuel et sur celui des thèmes.

From the Drain 2

MÉCANISMES

High-rise (and fall) 

Il est coutume de dire qu'une première œuvre contient en germes les thèmes d'une filmographie. Cela peut se discuter concernant certaines carrières, mais pas ici. Que cela soit la dérive de la science, la frénésie d'un mal inattendu, l'évolution mentale et physique de l'être humain vers des territoires inconnus, l'effroi devant la maladie, l'opposition entre pulsionnel et rationnel cité avant, tout y est déjà. Ainsi qu'une grande connivence avec l'écrivain James G. Ballard. En effet, la même année, l'écrivain anglais travaillait sur l'histoire des locataires d'un immeuble de grande hauteur (I.G.H.) balayant les règles élémentaires de la vie en commun pour laisser libre court à leurs instincts bestiaux (1).

Si l'argument de départ peut vaguement se rattacher à La Nuit des morts-vivants de Georges Romero, il prend ses distances à tous les niveaux. En proposant un montage alterné opposant la banalité froide d'une pièce à la folie meurtrière d'une autre dès les dix premières minutes, le réalisateur présente l'ambiguïté qui va perdurer tout le récit. Derrière les diapositives promotionnelles de l'incipit, qui figent les gens prétendument heureux dans des décors cossus, réside la pulsion qui couve. Elle s'immisce et s'infiltre et finira par se répandre, comme la rage intérieure de Nola dans The Brood (1979) se met à avoir une existence physique par le biais d'enfants-monstres turbulents. Le mental façonne la matière chez Cronenberg, pour preuve encore Scanners (1981) où les pensées peuvent détruire littéralement.


S'il y a bien un "outil" du cinéma d'horreur que Cronenberg a su maîtriser très tôt, c'est le dégoût. Celui des personnages à l'intérieur du film, mais aussi celui des spectateurs. Quand des vieilles dames outrées découvrent l'un des parasites, leurs réactions ne doivent pas être éloignées de celles des gens dans les salles à l'époque ! L'aspect des parasites est peu ragoûtant et c'est un euphémisme. Pour en rajouter, le rapport au corps et à la maladie sont réguliers. Ainsi, l'homme d'affaires se palpe le ventre avant de finir par vomir un flot de sang. Et si cela ne suffisait pas, les dérapages sociaux qui sont illustrés dans un catalogue de scènes choquantes n'ont pas manqué de provoquer la répulsion (et cela fait toujours son effet, de nos jours).

Une telle efficacité vient du fait que - malgré les apparences - rien n'y est gratuit. Le film se devait d'être repoussant de par son sujet même, parce que les rapports entre les êtres étaient bloqués de toute part et que tout était dévitalisé. Le couple Tardieu n'est qu'une illusion, l'amie lesbienne vit dans la frustration, et le héros semble détaché des émotions et de l'attachement amoureux de l'infirmière. Ne s'appelle-t-il pas "Saint" Luc ? Tout est lisse, calme, rangé. Cet univers transpire le mépris de l'amour.


Cette répression émotionnelle constante ne pouvait durer. La vie représente le bouillonnement et la liberté au prix des convenances et de l'ordre. L'immeuble ressemble à une cage géante, une prison d'où la réalité de l'existence a été retirée, mais elle s'oppose au contrôle par son moyen le plus direct, la prolifération. Alors, dans un mouvement de balancier, elle éclate dans la crudité et la démence. Shivers ne pouvait donc qu'être un film outrageux et malfaisant.

En cette première moitié des années soixante-dix, les convenances ne sont effectivement "plus ce qu'elles étaient". Le cinéma X devient mainstream, le rapport au corps et aux minorités sexuelles change. En bref, la libération des mœurs bouscule l'ancien ordre. Certains y ont vu une révolution bénéfique, d'autres un danger pour la civilisation, et le film retranscrit bien ces deux aspects.


La libération de la pulsion y est vue dans un premier temps comme quelque chose de définitivement horrible et destructeur. Mais plus le récit avance, plus il propose une jubilation du désordre. Cette maison de poupées matérialiste se fait démolir par le trublion-réalisateur qui semble s'en amuser. Celui-ci déclara plus tard : "… La réalisation de Shivers a constitué pour moi une expérience de libération et de catharsis" (2). Ce qui en d'autres mains aurait pu être un drame intimiste intériorisé sur l'incommunicabilité est devenu un tourbillon chaotique explicite. Shivers est le miroir inversé de La Nuit des morts-vivants. Certains personnages étaient des zombies avant le fait surnaturel, des "vivants-morts" ; maintenant, ils retrouvent leur part humaine et animale avec les appétits et l'énergie que cela implique. Comme l'affirmait le journaliste de Dawn of the Dead (1978) de Romero face à l'effondrement du corps social : "Plus de responsabilités !"

Même si le réalisateur peut être encore cité avec The Crazies (1973) (3), ce cinéma de la pulsion rapproche Cronenberg de deux autres créateurs qui lui sont pourtant très étrangers : Zulawski et Buñuel. Dans Possession (1981), une passion hors-normes transfigure un couple dans l'impasse, dans un Berlin zombifié et glacial. Dans L'Ange Exterminateur (1962), la bonne société dérape en vase clos. Qu'importe les moyens, malédiction inexplicable chez Buñuel, "amant alien" chez Zulawski, ou savant-fou qui joue avec les tripes chez Cronenberg, l'essentiel n'est pas dans l'explication du phénomène mais dans la manière comment les êtres acceptent, nient ou refusent l'évolution inévitable. Dans la douleur dans tous les cas, en général.


Cette frénésie aphrodisiaque culminera après le rêve exposé par Claire. Il ne faut pas le lire au premier degré comme le désir d'un acte sexuel mécanique mais bien comme une déclaration d'amour pure au-delà des normes. Dès ce monologue, il est difficile de voir dans la contamination un changement exclusivement négatif et mauvais, mais aussi comme un trop-plein d'envies vers l'autre, vers tous les autres. Et si un brin de bonheur doit passer par un parasite, est-ce vraiment un si terrible sacrifice ? sous-entendrait Cronenberg, provocateur jusqu'au bout. Le fait est assez rare dans le cinéma d'horreur, ceux qui ont la pulsion de tuer sont surtout ceux qui s'opposent à ce changement, rarement les "infectés", mais chacun ferait de même tant le malaise est tangible et les contaminés une menace concrète (4).

Le film réserve une séquence finale terrifiante où l'espace est occupé par l'infection et le seul homme sain, comme le héros de L'Invasion des profanateurs de sépultures, n'a plus d'endroit où se réfugier. Tous fondent sur lui comme une meute. Un motif courant du cinéma d'épouvante, de l'invasion de la cabane de La Nuit des morts-vivants et celle du cinéma de Messiah of Evil, mais ici rendu particulièrement dérangeant, parce que c'est l'amie du docteur qui porte le coup de grâce et la façon de l'exécuter. Comme le découvriront les survivants du film de zombies "méta" Pontypool (2009) : "Kill is Kiss".
 

L'acte d'amour, le baiser, remplace la conventionnelle mise à mort finale du cinéma d'horreur. La femme éconduite et amoureuse parvient à ses fins. Happy End ? C'est à ce moment que le film joue pleinement l'ambiguïté autour de la contamination, alors que dans Rabid (1977) celle-ci n'est que tristesse, désolation et fin du genre humain. Après le climax de Shivers, la vie continue... autrement.

Tous les locataires de l'immeuble, après cette expérience, sortiront apaisés de la prison dorée pour façonner un nouveau monde. Un univers effrayant, plus monstrueux que le nôtre ? Renaissance ou annihilation ? Tout est relatif chez Cronenberg...


NOTES

(1) : Le roman a été adapté par Ben Wheatley (Kill List) en 2015.


(2) : Citation extraite de "L"horreur intérieure : les films de David Cronenberg" - Les Éditions du Cerf.

(3) : Son titre alternatif était... La Nuit des fous-vivants. On ne se lassera jamais de cette traduction !

(4) : Dans les faits, seul Linsky ne se relèvera pas de l'assaut des "malades". Ce qui est logique car il constituait une menace sérieuse. Il était quasiment la seule personne à empêcher les infectés de se multiplier et propager leur message très singulier dans d'autres lieux.

FICHE TECHNIQUE

Shivers (1975) – Réalisation : David Cronenberg – Scénario : David Cronenberg – Avec : Paul Hampton, Joe Silver, Lynn Lowry, Allan Kolman, Susan Petrie, Barbara Steele…

Phillipe Chouvel & Nathan Skars