mercredi 10 juin 2015

Séquence # 10 - The Haunting - Welcome Home


SYNOPSIS

Le docteur Markway, féru d'occultisme, s'intéresse à un château bâti au XIXe siècle par un homme riche et austère, Hugh Crain. Celui-ci s'est marié plusieurs fois dans sa vie, et ses épouses sont toutes décédées dans des circonstances mystérieuses. Lorsque Crain décéda à son tour, sa fille unique Abigail demeura toute sa vie confinée dans sa chambre, sans jamais en sortir. Les rumeurs disent que sa dame de compagnie aurait provoqué la mort d'Abigail. Toujours est-il que la domestique se pendit dans l'une des pièces du castel. Depuis, personne n'a habité les lieux.

Markway est persuadé que des phénomènes paranormaux se déroulent à l'intérieur de la bâtisse. Il a décidé de constituer une équipe autour de lui, afin de vérifier si sa thèse est fondée. Après avoir rencontré Mme Sanderson, l'héritière du castel maudit, le scientifique accepte la proposition de cette dernière, à savoir d'engager Luke, son neveu. Luke Sanderson est un jeune homme cartésien, pragmatique, peu susceptible de se laisser influencer par l'ambiance du décor. Markway complète son équipe avec deux jeunes femmes que tout oppose. L'une, Theodora, est une « maîtresse femme », sûre d'elle, mais surtout un médium confirmé. L'autre, Eleonore Vance, est introvertie et hypersensible. Elle a gâché ses meilleures années au chevet d'une mère malade et ingrate, développant au fil des ans une fragilité mentale ainsi qu'une sexualité refoulée. Mais, comme Theodora, elle a été confrontée dans sa vie à des manifestations surnaturelles, ce qui explique pourquoi le docteur Markway a opté en sa faveur.

Une fois l'équipe constituée, chacun des membres est convié à se rendre au château par ses propres moyens, avant de faire connaissance… et de se mettre au travail.


NARRATION

Eleonore Vance roule en direction du castel. Elle s'arrête parfois pour lire les instructions du docteur Markway dans une lettre. Quelques minutes auparavant, elle était encore dans l'appartement qu'elle occupe avec sa sœur et son beau-frère. Il y a eu une dispute : Eleonore avait besoin de la voiture et ils refusaient de la lui prêter. Une injustice pour Eleonore, qui s'est toujours sacrifiée pour s'occuper de sa mère malade, alors que sa sœur menait la belle vie. À présent, tout va changer. Elle va rencontrer d'autres gens, avoir des responsabilités ; en un mot, elle va vivre !

Eleonore s'étonne de son audace, elle qui a été soumise durant toute son existence. Elle se sent enfin libre, et aussi… une autre femme. Elle se pose également des questions sur les personnes qu'elle va rencontrer dans le château. Enfin, Eleonore arrive devant les grilles cadenassées du castel. Le régisseur, Dudley,  rechigne à lui ouvrir. Mais il finit par obtempérer, après lui avoir adressé une forme d'avertissement. Se pourrait-il qu'elle coure un danger ?


La voilà sur le chemin conduisant à la bâtisse. Celle-ci est immense. Grandiose et menaçante à la fois, on dirait une entité vivante, sur le point d'avaler la conductrice et son véhicule. Eleonore est impressionnée. Sous le coup de l'émotion, elle songe à s'en aller, croyant que la demeure l'observe. Mais elle réalise aussitôt qu'elle n'a nulle part où aller. Alors, elle finit par sortir de sa voiture, et pénètre dans l'édifice. Personne ne vient l'accueillir. Eleonore se perd ensuite dans un dédale de pièces jusqu'à ce que Mrs Dudley, la gouvernante et la femme du régisseur, ne vienne enfin à sa rencontre. Celle-ci a le visage fermé ; en silence, elle la conduit à sa chambre. Avant de la laisser, elle la prévient des risques encourus à rester la nuit dans le castel. À présent, seule dans sa chambre, Eleonore s'installe, anxieuse. Et puis, Theodora arrive...


INTRODUCTION

Et de dix ! Pour marquer l'évènement, nous traitons aujourd'hui d'un monument, sans doute le meilleur film de maison hantée. Pour tout dire, il n'était pas évident de choisir une séquence tant le film est d'une richesse rarement approchée en terme de mécaniques d'épouvante. Mais pas seulement, car il est sans doute l'un des représentants du fantastique en général le plus élégant et le plus intelligent. Une oeuvre qui ne lasse pas de fasciner plus de cinquante ans après sa création. Un film labyrinthique dans lequel même le spectateur se perd.

Il a fallu choisir malgré tout. Ce fut l'arrivée d'Eleonore à la maison qui fut sélectionnée, bien qu'elle ne soit pas la plus effrayante du film, mais elle est une des plus oppressantes et des plus significatives de la maîtrise qu'a Robert Wise d'adapter son matériau littéraire.

CONTEXTE

L'oeuvre de la romancière Shirley Jackson contient (relativement) peu de titres, mais son univers n'a pas fini de toucher les romanciers et d'infuser le cinéma. Pour preuve, l'un de ses récits les plus connus, The Lottery a été adapté en 2007 pour la troisième fois. Stephen King aura été profondément influencé par elle (ne serait-ce que dans Shining et Rose Red). La particularité de l'auteure est d'avoir un style puissant en décrivant ce qui est en apparence des cadres banals. Richard Matheson et Ira Levin (Rosemary's Baby), pour ne citer qu'eux, firent leur cet angle d'attaque. The Haunting of Hill House, qui paraît en 1959, est un pinacle de son écriture. Le cinéma ne pouvait qu'être intéressé par un tel matériau et c'est Robert Wise qui se chargea d'en réaliser l'adaptation.


Robert Wise était un réalisateur très bankable comme on dirait aujourd'hui, au sortir du succès de West Side Story (1961), mais il était déjà un vétéran du fantastique dès son premier film La Malédiction des hommes-chats (1943) et Le récupérateur de cadavres (1945) et durant sa carrière il y reviendra dans les excellents  Le Mystère Andromède (1971) et Star Trek le film (1979) ou le plus méconnu Audrey Rose (1977).  Doté d'un confortable budget de 14 millions de dollars (confortable, pour l'époque). Le noir et blanc fut choisi (a contrario de la symphonie de couleurs de West Side Story). Il faut se rappeler que Psycho de Sir Alfred jouait déjà cette carte alors que le cinéma luttait contre la télévision (elle était encore en noir et blanc) en proposant des spectacles bariolés en technicolor.

Eleonore serait-elle en pleine "Psychose" ?
MÉCANISMES

Le mal intérieur 

Attaquons directement le sujet. Pourquoi The Haunting est-il, selon nous, le meilleur film de maison hantée ? Il l'est déjà par sa qualité formelle (l'interprétation est parfaite, le scénario est une mécanique de précision,...), et nous en parlerons plus bas, mais allons plus loin. Il l'est aussi par son propos.

On peut dissocier deux grandes périodes autour de la figure de la représentation du monstre dans le cinéma américain, comme l'a fait Jean-Baptiste Thoret (et d'autres critiques de renom avant lui). Il y eut le moment où  le monstre était toujours d'ailleurs, toujours paria, hors-la-loi. Il était l'étranger, l'altérité, l'intrus, le fauteur de troubles total qui détruisait un ordre où il faisait bon vivre. Et tout allait pour le mieux pour l'American Way of Life à son extinction.

Puis, progressivement, le monstre n'était plus d'ailleurs, et commençait à ressembler à un homme d'affaires en costume trois pièces, une ménagère ou un aimable voisin, et ce glissement apparut dans plusieurs oeuvres majeures, mais la césure débute réellement avec Invasion of the body snatchers. Un glissement qui ne s'arrêta plus pour avoir son pinacle dans les années soixante-dix. Après l'assassinat des frères Kennedy, les "Pentagon Papers" (*), la guerre du Vietnam et ses exactions, le scandale du Watergate, les révélations sur les Opés Noires de la CIA, il parut évident pour le public américain que le mal venait plus de l'intérieur, du système lui-même, que d'une hypothétique autre planète. Progressivement, tuer le monstre ne résolvait plus grand-chose. Le ver était déjà dans le fruit.


Mais avant cela, les lignes bougèrent à cause de la psychanalyse. Les deux sont étroitement liés, et fait intéressant, le cinéma et la psychanalyse sont nés la même année, 1895. Le domaine intéresse les réalisateurs, comme Clouzot dans L'Enfer, son incroyable film inachevé. Dès 1960, avec Psychose et Peeping Tom (le premier rencontrant un énorme succès populaire et le deuxième étant voué aux gémonies), les tourments de l'âme dérangée vont être le terreau de bien des films d'épouvante. Bien sûr, ce n'étaient pas les premiers de ce type (M le maudit de Fritz Lang abordait déjà la folie en 1931) mais c'est à partir de ces jalons que le mal intérieur va être une norme du genre. Voilà la troisième voie : le problème n'est pas le système ni le monstre, mais l'être humain.

La grande intelligence du récit de Jackson est que jamais n'apparaissent de fantômes. Rarement le fantastique ne s'y montre concret. Il s'agit d'anomalies qui s'accumulent, de portes qui ne se ferment jamais ou qui s'ouvrent toutes seules (les angles ne sont pas comme ils devraient être), d'air froid, de bruits. Et surtout, tout semble surgir de l'inconscient de l'héroïne appeurée et hypnotisée par la demeure. Ce qui fait l'ambiguïté du récit. Personne ne saura jamais s'il s'agit d'une maison hantée par des esprits, d'une demeure vampirique ou de la manifestation de l'esprit tourmenté de cette femme choisie pour un évènement refoulé (détail qui revêt pourtant une grande importance, Eleonore a peut-être le pouvoir d'influer sur son environnement). Nous sommes nos propres fantômes, au final.


Art by Phantom City Creative

Les grands architectes de l'épouvante
  
"Il est impossible pour un oeil humain de visualiser isolément la coïncidence malheureuse des lignes et des espaces qui, réunis dans la façade d’une maison, lui donnent l’air de respirer le mal. Et cependant il y avait là un je ne sais quoi - une juxtaposition insensée, un angle mal tourné, une rencontre hasardeuse entre ciel et toiture, qui faisaient de Hill House un havre de désespoir, d’autant plus terrifiant qu’il semblait présenter un visage éveillé, avec la vigilance de ses fenêtres aveugles et le soupçon de gaieté que suggérait le sourcil d’une corniche."
The Haunting of Hill House - Shirley Jackson



Au-delà de son style et de sa narration, l'un des coups de génie de Jackson est d'avoir capté une essence "Lovecraftienne" d'un lieu malveillant dans son récit. Ce n'est pas une simple maison hantée dont il s'agit mais bien d'une maison qui est là mais "qui ne peut être" et dont les éléments banals, concrets, sont pervertis, traversés par un mal supérieur (et intérieur, donc). Ce n'est pas loin des angles non euclidiens et des architectures qui rendent fous imaginés par l'écrivain de Providence. Souvent imité dans la littérature (avec plus ou moins de succès), et très mal servi par le cinéma pour des raisons de médias différents, ce style est des plus difficile à capturer. Il ne suffit pas de surcharger le texte de mots extravagants ou de termes étranges. Singer le bizarre se repère tout de suite. Il faut y croire de toutes ses forces pour décrire des choses pareilles. Prenons cet extrait de la célèbre nouvelle The Call of Cthulhu de Lovecraft :

"He talked of his dreams in a strangely poetic fashion; making me see with terrible vividness the damp Cyclopean city of slimy green stone—whose geometry, he oddly said, was all wrong—and hear with frightened expectancy the ceaseless, half-mental calling from underground: “Cthulhu fhtagn”, “Cthulhu fhtagn”. These words had formed part of that dread ritual which told of dead Cthulhu’s dream-vigil in his stone vault at R’lyeh, and I felt deeply moved despite my rational beliefs."

Impressionnant, n'est-ce pas ?


Maintenant comparons avec l'incipit de The Haunting of Hill House.

"No live organism can continue for long to exist sanely under conditions of absolute reality; even larks and katydids are supposed, by some, to dream. Hill House, not sane, stood by itself against its hills, holding darkness within; it had stood so for eighty years and might stand for eighty more. Within, walls continued upright, bricks met neatly, floors were firm, and doors were sensibly shut; silence lay steadily against the wood and stone of Hill House, and whatever walked there, walked alone."

Le style n'a évidemment rien à voir (vocabulaire utilisé, structure, etc.), mais l'idée est proche, décrire un lieu échappant à l'esprit de l'homo sapiens. La grande différence est que R'lyeh est définitivement incompréhensible, tandis que Hill House a été conçue dans les règles, et pourtant, comme son nom l'indique, elle est malade (comme pourrait l'être un individu biologique). Mais surtout, la ville lovecraftienne est définitivement hors de l'humain, alors que Hill House est liée à lui. Ou plutôt à "Elle". Et c'est ce que la mise en scène de Wise démontre dans la séquence.


Nous avons toujours vécu au château

Voyons comment Robert Wise doit passer cet esprit par sa réalisation. D'abord, le voyage vers le lieu, bombardé des pensées chaotiques d'Eleonore (car rien de tel qu'un voyage mental et physique pour aborder les terres du fantastique, vous connaissez la chanson, maintenant). Il y a même un intéressant parallèle, sans doute non voulu, avec la Marion Crane de Psychose dans sa voiture qui se dirige vers le motel Bates. Puis le péage, le gardien, qui comme dans tout récit traditionnel met en garde (même dans Vendredi 13, ce motif est là).

Eleonore pense s'émanciper d'une famille qui l'écrase, d'un passé trouble. Elle se sent pour la première fois autonome et heureuse. Mais la rencontre avec le garde assombrit son tableau idyllique. L'homme la domine. Le regard d'Eleonore exprime une inquiétude sourde. La tension commence et l'ingénue descend de son petit nuage.


Ce n'est encore rien par rapport aux plans oppressants qui suivent. La confrontation entre Eleonore et Hill House se doit donc de marquer les esprits. La voiture semble minuscule comme un jouet et plusieurs plans en plongée insistent sur la faiblesse de la visiteuse. En cela, Wise respecte l'âme du texte. Il n'a pas besoin d'orage et de vents qui hurlent. Hill House n'a rien de monstrueux dans son architecture, mais quelque chose de dérangeant émane d'elle, quelque chose de massif et puissant. Les champs / contre champs sont des échanges entre la femme et la maison, comme deux individus qui se jaugent. L'entrée de la demeure ressemblant même à une bouche béante. Ici se retrouve le "visage éveillé" du récit de Jackson. L'arrivante semble à la fois attirée et terrifiée par la demeure, idée qui sera développée tout au long de l'histoire.


On pourrait croire que revenir à un point de vue "à hauteur de femme" bifurquerait vers la normalité, mais l'éloignement d'Eleonore persiste quand la gardienne apparaît. Alors que le rapport entre elles deux devrait être celui d'une communication ordinaire, une barrière est posée. Elles semblent très éloignées l'une de l'autre. Chacune se situe dans un bord du cadre. L'une est entachée par l'obscurité du lieu, l'autre est encore dans la lumière, mais plus pour très longtemps.


Pour conclure, Wise dissocie visuellement la personnalité de notre personnage. Le motif du double surgit. Eleonore est "dupliquée" par le miroir, laissant le spectateur sur une impression troublante. Le miroir déforme et salit l'image de cette femme, laissant déjà présager la future Eleonore sous l'emprise complète de Hill House. Cette fois encore, les deux silhouettes sont séparées dans le cadre, alors qu'il s'agit de la même personne ! Aucun retour à la banalité n'est alors possible.

Toute cette série de plans de valeurs différentes déstabilise le spectateur. Avec élégance, le réalisateur nous fait partager le trouble que ressent l'héroïne, tout en explicitant le lien indéfectible qui se tisse avec la demeure.


Concluons pour dire que cette analyse ne fait qu'effleurer ces deux oeuvres fondamentales du fantastique (le livre et le film) et que nous vous encourageons à vous y perdre. Juste une nuit.

Sans le savoir, vous avez toujours vécu à Hill House.


NOTE

(*) Les "Pentagon Papers" sont 7000 pages de texte traitant de la période de 1945 à 1967qui analysent par le menu comment le gouvernement américain a sciemment prolongé la guerre avec un cynisme impitoyable. Ils furent présentés par le New York Times, non sans problèmes, et eurent un énorme impact.

FICHE TECHNIQUE

The Haunting (1963) – Réalisation : Robert Wise – Scénario : Nelson Gidding (d'après le roman de Shirley Jackson) – Avec : Richard Johnson, Julie Harris, Claire Bloom, Russ Tamblyn, Loïs Maxwell…

Phillipe Chouvel & Nathan Skars


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