samedi 2 mai 2015

Séquence # 9 - Messiah of Evil - L'invasion du cinéma


SYNOPSIS

Arletty Long se rend dans une petite station balnéaire sur la côte californienne appelée Point Dune. C'est là que vit son père, un artiste peintre, qu'elle n'a pas vu depuis longtemps. Elle avait l'habitude de recevoir des lettres de lui, mais au fil du temps ses courriers devinrent de plus en plus confus, sinon incohérents. Jusqu'au jour où les lettres cessèrent d'arriver.

Une fois sur place, Arletty s'installe dans la maison de son père, une vaste propriété aux murs recouverts d'étranges fresques. Elle se rend en ville, voit les autorités, cherche à savoir ce que son père est devenu, car il semble avoir bel et bien disparu. Un fait qui semble n'émouvoir aucun habitant de Point Dune, certains résidents ayant même un comportement bizarre. Plus tard, elle fait la connaissance d'un jeune homme aux allures de dandy, Thom, accompagné de deux jolies femmes, Laura et Toni. Thom parcourt le pays, toujours en quête d'informations sur les légendes locales. Comme celle de Point Dune, dont on dit qu'un mystérieux homme vêtu de noir s'y rendit, dans le courant du XIXème siècle, afin d'y apporter la malédiction.

Même s'il ne s'agit que d'une légende, il n'en demeure pas moins que certains habitants de la station balnéaire paraissent atteints d'un mal étrange, comme si leur corps et leur esprit se putréfiaient de leur vivant.


NARRATION

Histoire de chasser l'ennui ambiant, et sur les conseils de Thom, Toni se rend au cinéma situé dans l'une des artères principales de la ville . Il fait nuit, l'enseigne lumineuse affiche « Kiss Tomorrow Goodbye », un polar noir de 1950 avec James Cagney. La ville paraît déserte, la seule âme qui vive est la caissière qui donne un ticket d'entrée à Toni. Celle-ci entre dans le bâtiment (au même moment, la caissière sort une panneau indiquant que le cinéma est « fermé », puis éteint sa guérite), où l'on découvre un vaste hall entièrement vide, si l'on excepte le stand de friandises achalandé mais complètement déserté. 

En l'absence d'un employé, la jeune femme se sert et part en direction de la salle de projection avec un paquet de pop-corn. Elle ouvre une porte, découvrant une salle spacieuse mais plutôt vétuste, entièrement dominée par la couleur rouge. L'endroit est éclairé, tandis qu'au dehors l'enseigne lumineuse du cinéma ainsi que la devanture s'éteignent tout comme l'emplacement de la caissière un peu plus tôt.


Arrivée par la porte conduisant au couloir gauche de la salle, Toni s'engage dans celui-ci. On distingue, loin devant, quatre personnes occupant des sièges au niveau des premières rangées. Chacune des personnes est éloignée des autres et regarde devant elle, comme si le film était déjà commencé. Mais pour le moment l'écran est toujours blanc et protégé par un rideau rouge, on peut entendre un air de jazz « léger » comme musique d'ambiance. Toni s'avance encore un peu, et choisit une rangée située à peu près au milieu de la salle. Elle s'assoit d'ailleurs, comme dans un souci de symétrie, au milieu même de ladite rangée. Elle enlève sa veste, pioche une poignée de pop-corn tout en regardant les autres personnes assises devant elle. L'une regarde toujours droit devant elle, une autre tricote, tandis qu'une troisième s'est retournée et la fixe attentivement. C'est à ce moment là que les lumières s'éteignent et le film commence. En fait de polar, il s'agit d'un western avec Sammy Davis Jr, « Gone with the West ».

Curieusement, des personnes se mettent à arriver progressivement dans la salle obscure, séparément ou par groupe de deux, à intervalles réguliers. Chacune d'entre elles se place systématiquement dans l'une des rangées du fond, si bien que Toni ne se rend pas compte de leur présence. Il faut attendre qu'un homme d'un certain âge vienne s'asseoir dans sa rangée, du côté gauche, puis une femme âgée à sa droite, presque simultanément, pour qu'elle réalise qu'il se passe quelque chose de bizarre. D'autant que les deux personnes en question se mettent à verser une larme de sang. Toni se retourne, se désintéressant alors complètement du film, et voit devant elle les rangées occupées, et ces visages inquiétants.


Sentant qu'un danger la guette, la jeune femme enjambe à reculons la rangée de devant, puis marche jusqu'à l'un des couloirs pour se diriger vers la porte de sortie. La foule ignore ce qu'elle fait, et continue de regarder le film. La porte est fermée ; Toni se rue vers la seconde porte, close également. La tension est à son comble, elle crie, et se précipite alors vers la sortie de secours dissimulée par un rideau. Mais un homme surgit de derrière le rideau en question, lui faisant obstacle. 

En désespoir de cause, Toni monte jusqu'à l'estrade située en dessous de l'écran. Un écran désormais blanc, car le film s'est arrêté, et les lumières se sont rallumées. Les zombies, à moins qu'il ne s'agisse de goules, encerclent la pauvre fille livrée à cette meute impitoyable. Happée comme du vulgaire gibier, le bras tendu et la main recouverte de sang, Toni disparaît finalement du champ de vision, littéralement absorbée par les morts-vivants.



MÉCANISMES

Résumons pour tous ceux qui n’oseraient pas se perdre dans le long découpage qui suit.

Il commence quand Toni (l'actrice Joy Bang) entre dans la salle (1). Entre ce plan et la fin complète de la séquence, il y a près d’une centaine de plans. Quatre-vingt-dix-sept, pour être précis, en incluant ceux du western qui est projeté sur la toile. Le film dans le film semble défragmenté et sans aucun lien narratif. Il s’agit d’une présentation de tous les codes en vigueur dans le genre, comme les échanges de coups de feu (15, 16, 17, etc.). La bande-son caractéristique apporte un contrepoint aux images de la salle, qui est complètement silencieuse jusqu’aux hurlements tardifs de la fille (85). Musique western, dialogues, bruits de tir et fracas divers, sans aucun apport extradiégétique, ponctuent les presque six minutes qui vont être décortiquées ci-après.

Si le découpage est aussi détaillé, c’est pour développer la tactique dans le déploiement de la mise en scène. Dans tout autre film, des monstres auraient foncé sur elle en moins de trente plans, mais les choses ne se passent pas comme cela à Point Dune. En accord avec le reste de l'intrigue, la contamination est insidieuse, inéluctable et territoriale (comme dans l’autre excellente séquence du supermarché, d’ailleurs chaque personnage-clé du film aura droit à une séquence effrayante de ce type, même si celle qui nous occupe ici est la meilleure de toutes). À cet égard, chaque endroit de la ville est conquis par ses propres habitants devenus des goules. Les endroits publics, ensuite les rues et finalement le cocon protecteur (la maison du père d'Arletty) sont réinvestis.


Au début, Toni est le point focal de la séquence, son centre (souvent au sens topographique du terme). Sauf que nous, nous voyons réellement ce qui se trame autour d’elle, sous le couvert de la banalité, et c’est ce point de vue qui change la donne. En regardant toujours en face d’elle, elle en oublie de couvrir ses arrières, si l’on peut dire, et l’espace vide est envahi par sa droite et sa gauche dans une symétrie délibérée (à partir de 23). Autrement dit, ce qu’on ne voit pas peut nous tuer si l’on n’y prend pas garde.

Au milieu de la séquence (42), c’est le premier gros plan qui "emprisonne" l’héroïne. Dès lors, les gros plans sur elle et sur les étranges spectateurs vont être réguliers. Par instinct, sans avoir perçu un élément tangible de danger, elle ressent un malaise grandissant (63). Quand elle se rend compte de la menace pour de bon (74), son destin est scellé. L’espace appartient tout entier à la masse des damnés de Point Dune.

La grande force de la réalisation est son utilisation du statisme dans des plans rapides. L'accumulation des plans joue sur les nerfs du spectateur qui espère une échappatoire pour Toni, malgré l'évidence. Le tout y aurait peut-être gagné encore en retirant entre une demi-douzaine et une douzaine de plans environ, comme les extraits western redondants. On peut affirmer que tout est dit, au moment où le film dans le film est gagné par des flammes qui l'anéantissent de l’intérieur (35) pour finir sur un blanc immaculé (94). Littéralement, le film d'horreur a escamoté le western, qui, lui-même, avait remplacé le film noir prévu ! Néanmoins, l'efficacité de l'ensemble reste impressionnante, sans montrer plus de sang que celui sur une main à la toute fin (97).


DÉCOUPAGE

Prêts ?

1 — Plan sur l’entrée de Toni dans la salle.
2 — Panoramique sur l’intérieur de la salle : peu de spectateurs, tous tournés vers le rideau de l’écran. Un homme est assis à la première rangée de sièges, de dos.
3 — Retour sur l’héroïne, le plan précédent peut être considéré comme une vision subjective de la fille, puis elle s’avance vers la caméra
3 — Axe inversé, le personnage continue d’avancer sur l’allée.
4 — Elle entre dans une allée de fauteuils puis elle s’assoit.
5 — Mouvement qui continue. Elle enlève sa veste puis prend son paquet de pop-corn, elle commence à en manger en regardant vers sa gauche.
6 — Une personne âgée et isolée est assise. Vue de 3/4 dos.
7 — La jeune femme continue de manger et regarde vers sa droite.
8 — Une dame isolée tricote.
9 — Retour sur notre jeune actrice qui semble intriguée par quelque chose devant elle.
10 — L’homme de la première file est retourné et la regarde, puis les lumières s’éteignent.
11 — Retour sur Toni, dont le regard est maintenant attiré par le film qui commence, elle reprend du pop-corn.


12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19 — Huit plans au total : trois gros plans sur des visages de cow-boys, puis les tirs du héros, le contrechamp sur le résultat de ses tirs, puis sur le cow-boy qui fait feu, puis sur son interlocuteur fauché par les balles, pour finir sur l’écran titre indiquant « Gone with the West ».
20 — Retour dans la « réalité ». Plan sur Joy Bang qui hausse les yeux, sans doute déçue de se retrouver dans un western. Ses yeux se rebaissent vers l’écran.
21, 22 — Western de nouveau. Deux plans : contrechamps sur une explosion, puis un plan de panique au milieu des flammes.
23 — Au lieu de revenir sur un plan du même axe, le plan montre l'actrice en bas du cadre pour dévoiler l’ensemble du cinéma derrière elle, vide à l’exception d’un nouveau spectateur qui fait son entrée, qui est une silhouette noire pour l’instant. Il entre comme une ombre pour mieux disparaître dans le noir total occupé par une portion du cadre. Pour mieux resurgir à cinq rangs derrière la fille. Tous les spectateurs assis seront impassibles jusqu'au plan 88.
24, 25, 26, 27, 28, 29 — Retour vers le film dans le film, avec six plans très brefs. Le film est toujours la proie des flammes. Il est bourré d’action avec quelques plans champs et contrechamps de tirs au colt.


31 — Retour dans la salle avec un plan qui cadre la fille dans le bord droit en bas et qui dévoile une salle apparemment vide. Un homme en costume entre.
32 — Les flammes envahissent les décors du western qui s’effondrent.
33 — Retour sur Toni en plan serré qui mange toujours son pop corn d’un air désabusé, les yeux fixés sur le western.
34 — Mais là, le plan la remet presque dans le bord-cadre en bas, si ce n’est que quatre personnes sont maintenant assises derrière elle, isolées des rangs différents. Une autre personne entre au loin.
35 — Les flammes consument totalement le western, réduisant un cow-boy et une femme qui court à des ombres chinoises fantomatiques.
36 — Même composition que précédemment. Si ce n’est que Toni est maintenant vers le bord droit, presque en bas du cadre. On voit les quatre personnes toujours assises, comme des statues fixant l’écran, mais un autre homme entre et s’assoit.
37, 38, 39, 40, 41 — Western de nouveau, avec cinq plans brefs. Flammes, un homme qui saute, tir au fusil, raccord sur un homme qui passe à travers une fenêtre, flammes.
42 — C’est à ce moment-là que la réalisation « bascule », l'héroïne est filmée en gros plan sur sa droite, se focalisant sur ses yeux. Elle est absorbée par le film qu’elle voit... C’est le premier plan très serré depuis son entrée dans ces lieux.
43 — Pour mieux revenir sur un plan large, décadré sur la gauche, montrant l’ensemble de la salle de cinéma, maintenant remplie comme une gare. Au moins treize personnes sont assises derrière elle et un homme entre en plus.
44 — Le western montre une chevauchée et la chute de deux hommes à cheval fauchés par des tirs.


45 — Retour sur la salle, maintenant les deux entrées sont visibles. Quatorze personnes assises et une nouvelle qui rentre à droite, puis une autre à gauche.
46 — Western : scène d’amour avec un couple sur un lit.
47 — Nouvel axe, Joy Bang est filmée en gros plan, de 3/4 sur sa gauche, deux visages occupent l’espace. Un homme à droite du cadre, une femme à gauche. Tous sont absorbés par ce qui est en face d’eux.
48 — Retour sur un plan large de la salle, la jeune femme est presque au centre du plan. Près de trente personnes sont assises derrière elle.
49 — Cette fois-ci, Toni n’est plus le centre absolu (avant chaque plan l'intégrait ou montrait ce qu'elle voyait). Un rang est occupé par cinq spectateurs.
50 — Un autre rang est filmé avec une demi-douzaine de personnes.
51 — Western : bagarre entre deux cow-boys.
52 — Un autre rang de spectateurs.
53 — Plan serré sur deux spectateurs.
54 — Plan serré sur d’autres.
55 — Western : bagarre entre deux femmes dans un saloon.
56 — Plan très serré sur une spectatrice.
57 — Puis sur une autre.
58 — Western : bagarre entre deux hommes, les flammes en fond, en gros plan.
59 — Le film revient sur notre spectatrice, en gros plan.


60, 61 — Western, deux plans : une femme traverse une vitre, puis une autre lui saute dessus. C’est la reprise de la bagarre de femmes précédente.
62 — Retour pour un plan large sur la salle, remplie de spectateurs, derrière la fille. Quelqu’un entre de nouveau sur la droite.
63 — Mais là, la fille regarde en dehors de l’écran.
64 — En contrechamps, le nouveau spectateur debout. Il s’avance vers elle lentement.
65 — Plan large de la salle qui le voit arriver et s’asseoir à un siège de distance d’elle.
66 — La fille regarde à gauche, un peu surprise.
67 — Pour voir arriver une femme qui la regarde et qui s’avance vers elle puis s’asseoir.
68 — Elle continue le mouvement, bord-cadre gauche, tandis que la fille est presque bord-cadre droit.
69 — Gros plan sur la fille dont le visage exprime un certain malaise. Son regard n’est plus sur l’écran. Elle baisse les yeux, déglutit, puis tourne la tête vers son voisin de gauche.
70 — Il se tourne vers elle, une larme de sang coulant de l’œil droit sur sa joue.
71 — Elle détourne le regard, sans regarder l’écran. Maintenant, elle regarde dans le vide. Puis se reprend et regarde sa voisine de droite.
72 — Qui est filmée en gros plan de face, une larme ayant coulé de son œil droit.
73 — Gros plan sur la fille dont le visage exprime le malaise grandissant. Elle hésite, tourne un peu la tête et se lève.
74 — Mouvement que la caméra suit de bas en haut. Notre protagoniste se retourne et pour la première fois, regarde derrière elle.


75 — Un panoramique montre tous les spectateurs assis tandis que la bande-son du film fait entendre un hurlement de douleur.
76 — Gros plan sur la main qui fait tomber le pop-corn à terre, en un flot, jusqu’à le vider complètement.
77 — Toni fait maintenant face aux spectateurs qui la regardent. Elle recule d’un rang tout en leur faisant face. Puis, elle va vers la gauche du cadre.
78 — Pour disparaître dans l’obscurité, puis, elle remonte en vitesse vers la sortie la plus proche en jetant des coups d’œil vers le public.
79 — Mais elle arrive à une porte close, qu’elle tente en vain de forcer puis se retourne vers la salle, dos à la porte, puis se dirige vers l’autre sortie.
80 — En contrechamps, le public assis, les têtes dirigées vers l’écran.
81 — Retour sur Toni qui continue son avancée vers l’autre sortie.
82 — Le mouvement continue alors qu’elle est filmée à l’extrémité de l’autre bord de la salle. Elle paraît minuscule à l’image.
83 — Elle se précipite sur la sortie qui est maintenant fermée.
84 — Contrechamps : de son point de vue à elle, on voit le public, toujours de dos assis et calme.
85 — Elle hurle en plan américain à la porte, puis se précipite devant elle.
86 — Plan large, elle court dans le cinéma.
87 — Changement d’axe dans sa course.
88 — Elle arrive à des rideaux, mais un homme en surgit et la regarde.
89 — Le public est toujours absorbé.


90 — L’inconnu ne bouge pas et continue de la regarder. Elle porte les mains à son front.
91 — Le public se lève comme un seul homme.
92 — Retour sur Toni et le type des rideaux. Elle s’échappe par le bord droit du cadre.
93 — Le public avance vers la caméra, passant au-dessus des fauteuils.
94 — La fille est au milieu du cadre blanc de l’écran de cinéma, les bras contre elle, apeurée. Un homme fonce vers elle et s’empare d’elle. Elle se débat, deux personnes surgissent en même temps de la gauche et de la droite vers eux.
95 — Plan de la salle avec des fauteuils vides. La femme crie « No ! » en off.
96 — Plan du comptoir vide du cinéma montré auparavant, un second et dernier « No ! » retentit.
97 — Toni tend le bras droit vers le ciel, main ensanglantée ouverte, puis tombe vers le bas, sur fond de cadre blanc.

Rideau.

NOTE

Les auteurs de ce petit cauchemar, Williard Huyck et Gloria Katz, sont les scénaristes de Howard the Duck (1985). Que voilà un parcours inattendu.


FICHE TECHNIQUE

Messiah of Evil (1971) – Réalisation : Willard Huyck & Gloria Katz – Scénario : Willard Huyck & Gloria Katz – Avec : Marianna Hill, Michael Greer, Anitra Ford, Joy Bang, Elisha Cook Jr, Royal Dano...

Phillipe Chouvel & Nathan Skars

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