vendredi 5 décembre 2014

Séquence # 3 - Halloween - La fuite du croquemitaine



CONTEXTE

Haddonfield, petite ville de l'Illinois, en 1963 durant la nuit de Halloween – Les Myers, en rentrant d'une soirée, aperçoivent leur jeune fils de six ans devant la maison, portant un masque et tenant dans la main un couteau de cuisine ensanglanté. L'enfant vient de tuer sa sœur aînée, qui avait eu juste auparavant une relation sexuelle avec son boy-friend.

Quasiment quinze années plus tard, soit le 30 octobre 1978, une ambulance  avance sur une route déserte par une nuit orageuse. A son bord, une infirmière et le Docteur Loomis, le psychiatre chargé du dossier Michael Myers depuis son internement à l'asile de Smith's Grove. C'est là qu'ils se rendent, en vue du transfert de Michael pour une comparution devant un juge. C'est la loi, mais Loomis  exécute ces ordres à contrecœur.

Après un long silence au cours duquel on ressent une vive tension (le visage du psychiatre ne parvenant pas à masquer une forte inquiétude), ce dernier finit par briser la glace. Il s'enquiert alors de l'expérience de l'infirmière qui l'accompagne pour le transfert. Si pour Loomis, la mission qui lui incombe s'avère non seulement délicate mais hautement risquée, l'infirmière, bien qu'avouant son inexpérience dans ce type de mission, ne paraît guère préoccupée. Le détachement de celle-ci se traduit par sa manière nonchalante de fumer sa cigarette, et surtout sa façon de minimiser les propos alarmistes de son passager.

Le Docteur Samuel Loomis tâche de faire comprendre à la personne chargée de le seconder que Michael Myers n'est pas une personne comme une autre. Durant les quinze années de son internement, il n'a jamais proféré le moindre mot. Et devant le scepticisme de son interlocutrice, il lâche alors :
VF : "Comprenez bien que la chose en question est un monstre, et la chose ne doit pas être sous-estimée."
VO : "Just try and understand what we're dealing with here. Don't underestimate it."


Le terme « chose » employé plusieurs fois durant cette brève conversation ne manque pas de choquer l'infirmière, pour qui Michael Myers demeure avant tout un homme, un être humain. Alors que Loomis pense tout le contraire : il n'a rien d'humain, il est l'incarnation du Mal. Le psychiatre souhaite que Michael ne soit jamais libéré un jour.

Tandis que l'ambulance arrive enfin à destination, le visage de Loomis devient encore plus grave lorsqu'il aperçoit des patients de l'établissement en liberté derrière les grilles. Dans leurs chemises blanches, ils ont l'air de fantômes errant sans but précis. Le psychiatre comprend immédiatement qu'il se passe quelque chose d'anormal.

Le véhicule stoppe devant la porte principale de l'asile. Celle-ci est ouverte, il n'y a pas de gardien. Samuel Loomis sort précipitamment pour téléphoner. L'orage gronde toujours. Un éclair fait alors apparaître une étrange silhouette (1) fondant sur le toit de l'ambulance. On n'a pas eu le temps de distinguer son visage, mais nul doute qu'il s'agit de Michael Myers. Silencieuse, insaisissable, l'ombre s'en prend à l'infirmière, dont la confiance en elle vient d'être réduite à néant en l'espace de quelques secondes. Terrorisée, blottie dans un coin de l'habitacle, elle n'est plus qu'une proie. Mais son prédateur ne lui ôtera pas la vie, seule la voiture l'intéresse…

La silhouette force l'infirmière à descendre du véhicule. Tout s'est passé très vite, si vite que Loomis ne s'est aperçu de rien. Lorsqu'il arrive enfin, il est déjà trop tard. Le psychiatre ne peut que constater l'étendue des dégâts et proférer : "Il s'est sauvé, il s'est sauvé, le mal est en liberté."

Tandis qu'au loin, l'ambulance disparaît dans la nuit noire.
Demain, l'Amérique fête Halloween. Partout dans le pays, et notamment à Haddonfield…



MECANISMES

Souvent pour des raisons diverses, nous allons isoler une séquence des autres, mais en cette occasion il faut parler de la séquence d'ouverture du film parce que même si elles peuvent être dissociées, la première impacte la deuxième.

D'abord l'obscurité du générique conduit par le thème obsédant du film, ensuite la séquence choc : un voyeur devient tueur, puis son identité est dévoilée, le cadet de la famille, un enfant apathique et hébété. La caméra s'éloigne pudiquement d'une assemblée figée comme des acteurs de théâtre. Fondu au noir. Le rideau tombe indiquant : "Smith's Grove, Illinois". En approximativement six minutes et demie, Carpenter nous a "dans la poche". Le film commence ainsi à plonger le spectateur dans un monde de ténèbres. Le réalisateur attaque son sujet en codifiant un genre entier, le slasher (même si plusieurs films avaient déjà posé des fondations (2) ) : home invasion (par l'un des habitants de la maison, de plus), voyeurisme, arme blanche, nymphette assassinée, vision subjective, sexualisation de l'acte meurtrier, assassin mécanique, costume et masque.

"Halloween" par Ken Taylor (MONDO poster)

Mais si cette séquence d'ouverture a fait école, celle qui la suit donne le La de la dimension réellement fantastique du film. Après avoir choqué, le script va nous plonger dans le fantastique pur. Ainsi, les deux aspects : la crudité des situations et le sordide des actes vont cohabiter avec la dimension fantastique la plus profonde. Toute la mesure du "Boogeyman", le "Croquemitaine" en français, est développée ici.

"October 30, 1978". L'écran noir ne disparaît pas complètement, il n'est éclairé que par un éclair, les phares et la faible lumière de la voiture. Il s'agit bien de cinéma gothique qui tranche avec la première séquence. Les deux passagers, bien que côte-à-côte, sont isolés par les axes de vue. Ils ne sont jamais vus de face. Chacun est isolé dans sa zone respective dans une grande tension. Dès ce moment, Loomis semble à part des autres, lui sait et plusieurs fois dans le film il fera tout pour convaincre les autres. La figure du psychiatre tient plus de l'homme d'église que du détachement qu'exigerait sa profession.



DÉCOUPAGE PREMIÈRE PARTIE

Si l'on décortique toute la montée de tension de la séquence, voilà ce que cela donne (avec les dialogues en version française, qui est de qualité, une fois n'est pas coutume) :

1 / Carton, le texte  blanc dans une obscurité totale. Fondu au noir du texte.

2 / L'écran affiche un noir qui dure de longues secondes.

3 / Noir de la nuit, vagues détails entrevus, bruit d'orage, voiture qui arrive au loin... Apparition des phares d'une voiture qui vient vers nous, passe devant nous et un éclair éblouit l'écran juste avant que la voiture ne dépasse le cadre vers la droite de l'écran puis en sorte. Pourtant la caméra reste dans cet axe sans couper quelques secondes de plus.


4 / Vision subjective de la route à l'intérieur de la voiture, quasi aucune visibilité.

5 / Loomis seul partie droite du cadre, main de femme à la cigarette qui passe devant lui, mais il reste le regard fixé sur la route et ses pensées, ce qui signifie qu'il ne s'intéresse guère à la femme à côté de lui. Il ne lui adresse pas un regard, préoccupé. Il est intéressant de noter qu'aucun des deux personnages ne semblera sympathique. Il sera à la limite de la condescendance, elle affichera un air suffisant. Ce sont deux professionnels, mais un seul aura du "flair".

6 / Position à l'opposé. La règle des 180° est jetée aux orties. Loomis est dans le "foreground", flou. La conductrice est dans le "background", nette. Carpenter va casser la monotonie de la discussion par des moyens subtils. Il aurait pu montrer les deux acteurs de face, ou faire un champ / contre-champ simple, mais cela n'aurait pas augmenté la tension du spectateur. À la différence de celui-ci, quand il s'agit d'une première vision, le réalisateur sait quand il va déclencher la scène "de peur", il va préparer l'audience pour mieux la cueillir.

7 / On repasse sur Loomis, inversion, elle est floue devant, lui semble encore plus éloigné d'elle qu'avant, le point est net sur lui, il prend la parole en la regardant enfin : "Avez-vous déjà assuré ce genre de transfert ? ". Elle répond : "Ha non, jamais quelque chose d'aussi important.". Le regard de son interlocuteur revient sur la route "Hum Hum..." Il est évident qu'à ce stade, le spectateur attentif se doute de quoi il s'agit, ils ne peuvent parler que du transfert d'un malade mental et qui est plus malade que le tueur juvénile de la première séquence ?

8 / Vision subjective à l'intérieur de la voiture, un peu plus de visibilité grâce aux lumières de phares qui illuminent un obstacle ; on discerne une clôture grillagée ainsi que des panneaux. Loomis "L'aile d'entrée est à quelques centaines de mètres sur la droite." (Off). Infirmière (Off) : "La seule chose que je supporte mal c'est leurs divagations..."

9 / Reprise de l'axe avec Loomis, flou devant ; infirmière au second plan et nette "...quand ils sont partis dans leurs délires." On sent ici que l'infirmière cherche à continuer sur ce qu'elle croit une discussion engagée par Loomis. Elle parle de ses sentiments propres dans son travail, certainement pour changer du sujet gênant qui occupe leur esprit.

10 / Plan qui ne montre que Loomis, en éjectant l'infirmière, comme s'il s'adressait plutôt à lui-même : "Vous n'avez aucun souci à vous faire, celui-là n'a pas dit un mot depuis au moins quinze ans.". Par l'art du conte (comprendre l'art du récit oral), le fantastique se dévoile à peine. Même si le mutisme du patient est improbable, il n'est pas du domaine de l'impossible. Mais tout va basculer dans le plan suivant.


11 / Vision subjective de l'intérieur de la voiture avec toujours peu de visibilité. Infirmière (Off) : "Avez-vous des instructions particulières ?". C'est ici que le fantastique annoncé par l'atmosphère éclate par la sentence de Loomis qui la remet à l'ordre. "Comprenez bien que la Chose est un monstre..."

12 / Retour sur le cadre précédent, Loomis seul, qui détourne son regard d'elle à la fin de sa percutante tirade : "... et la Chose ne doit pas être sous-estimée.". La réponse de la femme est immédiate pleine d'un ton qui cache mal son énervement : "Ne pouvons-nous pas considérer...


13 / Retour sur l'infirmière nette derrière et l'homme au premier plan : "... la chose comme un homme ?". Mais pour le psychiatre, il n'y a pas de discussion à avoir hors cadre. Il n'existe que Myers et sa dangerosité. La carte du loup-garou est bien en évidence sur le tarot, si l'on peut dire (3). Le montage coupe la phrase en son milieu d'une façon sèche, parce que le psychiatre pense déjà la phrase qu'il va énoncer : "Vous ne savez pas ce que vous dîtes.". Infirmière (qui allume sa cigarette) : "Votre compassion force le respect, docteur.". Vous la  voyez, la dextérité du magicien ? Ici, Carpenter annonce les allumettes qui serviront plus tard à pister le fuyard.

Mais reprenons la fameuse phrase. À vrai dire, aucun psychiatre n'oserait affirmer des choses pareilles avec un tel aplomb ! Le ton employé, la façon de transfigurer un cas pathologique en figure inhumaine et surhumaine, n'a plus rien à voir avec les cadres de son métier. Il s'agit de terreur mystique et mythologique, donc du fantastique. Et le pire, c'est qu'à partir de leur arrivée, la suite va lui donner raison.

Conclusion

Le célèbre thème démarre en fanfare pour la seconde fois dès le "Nous y sommes." de Loomis. Ce qui signifie pour ainsi dire, que le film va réellement commencer. Loin de la créature apathique prévue, le Myers adulte peut se déplacer très rapidement et agit avec précision, en contrôlant tout son environnement. L'infirmière revêche mais humaine, celle qui prenait la défense du patient est terrassée par la terreur alors que Myers n'est plus là... elle restera "hantée". Loomis ne l'aide pas, les yeux fixés sur le vide, sans doute parce qu'il est tant obsédé par sa mission souveraine. Debout, aux aguets, il en oublie tout le reste.

Vous l'avez compris, cette discussion loin d'être un temps de respiration, augmente le stress du spectateur, pour atteindre la cassure puis les plans s'enchaînent en découpant sèchement, pour déstabiliser. Tout culmine avec l'attaque de la "Chose" qui inverse tout ce qui précède : l'infirmière, pleine d'humanité par principe, n'oubliera pas cette rencontre. Le psychiatre est impuissant et sera actif plus qu'à son tour. Les fous sont en liberté et l'infirmière était dans une cage, comme un oiseau traqué par le chat. L'espace fermé est brisé, ainsi le prisonnier disparaît dans l'obscurité lointaine et vaste. Le croquemitaine a gagné la bataille, son terrain de jeu est énorme désormais.


Quand le jour apparaîtra enfin, vers la 10ème minute, et le personnage de Laurie présenté, tout est hanté par ce qui précède. Le déroulement sera la déclinaison de ces 10 premières minutes. À partir de maintenant, l'intraitable Boogeyman sera sans doute derrière chaque bout de décor, comme une catastrophe naturelle jetée sur la ville. Il aura son capitaine Achab aux trousses (ou plutôt un Van Helsing moderne) toujours avec un train de retard. Loomis obsédé par sa quête mais déjà dépassé par sa collision avec la contamination du mal. Dès lors, les nombreuses scènes de discussions et les déplacements anodins des jeunes de la ville accapareront toute l'attention du spectateur.

FICHE TECHNIQUE

Halloween (1978) – Réalisation : John Carpenter – Scénario : John Carpenter & Debra Hill – Avec : Donald Pleasance, Jamie Lee Curtis, Nancy Kyes, P.J. Soles, Charles Cyphers...

NOTES

(1) Dans le scénario d'origine, Michael Myers était surnommé The Shape (la silhouette), avant d'être finalement The Boogeyman (le croquemitaine).
(2) Citons Black Christmas (1974), La Baie Sanglante (1972) et bien entendu, la base de tous, Psychose (1960)
(3) Dans son étude Anatomie de l'Horreur, Stephen King évoquait les figures mythologiques rémanentes dans le genre qui nous occupe, en les comparant à des cartes d'un jeu de tarot. Il évoque le célèbre livre de Robert Bloch en ces termes : "Si Psychose est si efficace, c'est parce que ce livre importe le Loup-Garou chez nous." (Éditions J'AI LU - TOME 1, page 123).


Phillipe Chouvel & Nathan Skars