vendredi 21 novembre 2014

Séquence # 2 - Prince of Darkness - Les rêves


CONTEXTE

À la demande d'un prêtre, le professeur Birack s'installe dans une église abandonnée, à Los Angeles. Il emmène avec lui une équipe de scientifiques ainsi que ses meilleurs élèves, chacun spécialisé dans un domaine. Cette paroisse, construite autrefois par une secte appelée les Apôtres du Dormeur des Ténèbres, abrite dans ses fondations un étrange cylindre renfermant une substance verte tournoyant sur elle-même. Après des recherches approfondies, le groupe réalise que la chose enfermée dans le cylindre pourrait être Satan. Pendant ce temps, au dehors, un groupe de SDF s'est rassemblé devant l'église et a encerclé le bâtiment, empêchant quiconque de sortir.



Pilier central de la « Trilogie de l'Apocalypse », initiée par The Thing et achevée avec L'Antre de la folie, Prince of Darkness figure parmi les œuvres les plus sombres et pessimistes de son auteur ; c'est l'une des plus belles également, et en tout cas l'une des plus abouties malgré son relatif échec commercial (À peine plus que 14 millions de $ ) (1).

Fruit de la lecture d'ouvrages consacrés à la physique théorique ou encore la mécanique quantique, Prince of Darkness n'a pourtant rien de rebutant ni même d'hermétique malgré ses sources d'inspiration évoquées. C'est au contraire une fusion réussie, bien que contre nature, entre la science et la religion, la raison et la foi, au-delà de toute considération entre le Bien et le Mal.


« J'ai pensé qu'il serait intéressant de créer une sorte de mal absolu, et de le combiner avec la notion de matière et d'anti-matière », déclarait John Carpenter, insinuant par là de manière explicite que l'entité maléfique emprisonnée dans l'église désaffectée n'est pas vraiment l'Antéchrist, mais plus exactement l'Anti-Dieu.

Un mal d'autant plus terrifiant qu'il n'a pas d'enveloppe corporelle définie, son apparence réelle conservant tout au long du film une aura de mystère. Le réalisateur sait comme personne installer un climat de malaise, d'angoisse et de terreur. Une menace sourde et pesante, une église qui n'est plus un lieu sûr, un sentiment de claustrophobie s'amplifiant lorsque les protagonistes prennent conscience qu'ils sont prisonniers dans cette église, dans ce lieu saint contrôlé par un être redoutable.


« Quand le silence s'installe, on a peur », explique le metteur en scène, ce qui se concrétise à l'écran par une modération dans les dialogues, des plages de silence absolu où les personnages paraissent figés, et une musique oppressante de Carpenter dosée à bon escient.

« Celui qui dort va se réveiller », est-il écrit dans le journal secret récupéré par le prêtre, une phrase qui n'est évidemment pas sans évoquer Howard Phillips Lovecraft. Et le sommeil va d'ailleurs prendre une importance capitale au sein de l'équipe de scientifiques, qui se mettent à faire le même rêve, à tour de rôle.


 NARRATION

On en arrive donc aux fameuses séquences de rêve. Celles-ci vont intervenir en trois occasions, deux d'entre elles étant situées quasiment à la suite l'une de l'autre peu avant l'heure de métrage, et la dernière presque à la fin du film. Ce rêve est presque toujours identique, à quelques nuances près. 


Il prend pour cadre l'église désaffectée, filmée de l'extérieur. La caméra plonge du toit arborant la Croix du Christ jusqu'aux grilles séparant l'enceinte de la rue. La caméra effectue ensuite un balayage de la gauche vers la droite, pour s'arrêter au niveau des portes, grandes ouvertes, de l'église. On peut alors distinguer deux choses : une lumière vive provenant de l'intérieur du bâtiment, et une silhouette sombre située dans l'encadrure de la porte. Lumière et ténèbres sont étroitement mêlées ; la silhouette reste une ombre menaçante qui n'a pas de visage, sauf dans la dernière séquence.


Le rêve est un message d'alerte provenant du futur. Une voix interpelle le dormeur pour lui signifier que ce qu'il voit et entend n'est pas un rêve. Cette émission, utilisant les ondes du cerveau pour transmettre un message, a pour but d'inciter les scientifiques à modifier les événements qu'ils sont en train de voir. En fait, ils doivent empêcher la venue prochaine de l'Apocalypse. Ce n'est d'ailleurs probablement pas un hasard si les mystérieux émissaires du futur émettent depuis l'année 1999 (la voix épelant l'année chiffre par chiffre : « Nous émettons depuis l'année 1-9-9-9. »). Inversé, le nombre devient 6661, que l'on peut décomposer ainsi : 666-1, 666 étant le Nombre de la Bête cité dans l'Apocalypse et 1 l’Élu, à savoir l'Anti-Dieu.

L'ensemble de ces trois séquences dure à peine un minute et trente secondes, et pourtant, au final, elles marquent indubitablement l'esprit du spectateur.


TECHNIQUES

Techniquement, les séquences de rêve ont été réalisées dans un premier temps en vidéo, puis filmées sur une télévision. Résultat : une image délavée, lui conférant un aspect irréel, et instaurant chez le spectateur un sentiment de malaise immédiat. La voix du futur paraît lointaine, difficilement audible, comme si on écoutait une station de radio sans être totalement sur la bonne fréquence. Un mélange d'abstraction et de réalité reflétant somme toute l'essence du rêve… ou du cauchemar.


MECANISMES

"C'est quoi, l'idée de ce rêve que fait tout le monde ?
- C'est un message d'alerte. Qui vient du futur.
- À cause de la proximité du cylindre ?
- Pourquoi tu demandes ça ? J'ai pas de réponse. C'est une idée qui me plaisait !"


Commentaire audio #1

En 1987, après les échec successifs de deux de ses meilleures oeuvres, Carpenter n'est plus le "Wonderboy" tant désiré par les studios. Malgré ses succès passés, il a de nouveau tout à prouver comme à l'époque d'Halloween (1978).

Il n'a que 3 millions de dollars de budget et tourne avec rapidité, en quarante jours. Quelque part, Prince of Darkness a l'énergie folle d'un premier film. Le réalisateur a sans doute conscience que les chances sont contre lui. Contre la mauvaise fortune matérielle, il va se servir de l'imaginaire de son public. Il va le gagner à sa cause.

Le moins, c'est le plus

Et le manque de moyens du film va devenir sa force. Le réalisateur n'a plus la possibilité d'avoir un staff énorme de maquilleurs et de techniciens des effets spéciaux pour développer une créature polymorphe jamais vue ? Qu'importe, la force ennemie sera visualisée en tant qu'élément liquide proche de l'eau (symbole de la vie par essence) et ses séides seront des humains guidés comme des marionnettes. Il ne peut montrer une vision apocalyptique de grande ampleur ? Alors, elle sera partout et nulle part, du minuscule (les insectes) au gigantesque (le soleil). La fenêtre sur l'Anti-monde sera le miroir et le rêve.


L'être humain a horreur de ne pas comprendre et encore plus de n'avoir qu'une partie infime d'une donnée qui le concerne. Impliqué par le sort des personnages, il va vouloir forcer l'énigme, surtout parce qu'on lui a répété depuis l'enfance que les réponses aux problèmes se trouvent toujours en y mettant du sien. L'imagination du spectateur fait alors un travail, conscient et inconscient, et tente de compléter les pièces du puzzle. Même quand le message sera complété, il n'en sera pas moins effrayant. Nous allons voir pourquoi.

Le Rêve de Cassandre

Dans la mythologie grecque, Cassandre est détentrice à la fois d'un don et d'une malédiction. Elle peut prévoir l'avenir funeste qui attend la ville de Troie mais personne ne la croira jamais. L'enseignement de ce mythe est terrible : on peut connaître l'avenir mais ne pas l'empêcher.

Les trois rêves impliquent une réponse à la question manifeste de tous les personnages. "Que va-t-il arriver ?". Le rêve leur donne la réponse, même si comme le dira l'entité, c'est un message qu'ils ne vont pas aimer.

Les images semblent volées : balancement de la caméra, mouvements rapides, incertitude du point de vue. La "créature" indistincte des deux premiers laissant place à une silhouette noire de femme, qui est celle de Catherine, visage impassible et qui avance levant les bras perpendiculairement à son corps dans un simulacre de crucifixion... La vision subjective s'agite et s'arrête. Le doute s'installe : qu'est devenu le cameraman, si ça en est bien un ? Est-ce que la créature précédente est le visage réel de l'entité ? L'entité s'est-elle métamorphosée en Catherine ? Est-ce Catherine elle-même désormais devenue une archange maléfique ? Qui le sait ?

Commentaire audio #2

Fog (1979) ouvrait son récit par la citation du poème d'Edgar Allan Poe (2)

"All that we see or seem
Is but a dream within a dream"

On ne saurait être plus explicite sur les intentions, certains films peuvent être interprétés dans leur ensemble comme un rêve. Ici, chaque "dream sequence" est une rupture subite de la diégèse classique (autrement dit, un parasite dans l'écoulement "logique" de la narration, elles arrivent presque au hasard). Mais au lieu d'être pour le groupe une échappatoire à une réalité oppressante, les angoisses apocalyptiques s'infiltrent à l'intérieur. Paradoxalement, le sommeil de la conscience (de la science et de la foi par ailleurs) donne peut-être l'interprétation la plus précise de ce qui se trame. Si le réel est peuplé de fantasmagories, alors, les rêves dans le rêve nous disent peut-être la vérité. Il est à noter que dans une version tronquée du long-métrage pour le diffuser à la télévision, tous les évènements surnaturels font partie d'un rêve. (3)


La voix du chaos 

Un message à peine audible tente de nous parvenir, couvert par des bruits parasites et d'autres "science-fictionnels" typiques des années cinquante. La voix ne semble pas humaine tant son ton est déclamé d'une façon détachée et son timbre est métallique. Peut-être même que ce texte ne provient pas de notre monde : trop technique et glacial, sa structure comme pensée par une machine ou un extraterrestre.

“This is not a dream… not a dream. We are using your brain’s electrical system as a receiver. We are unable to transmit through conscious neural interference. You are receiving this broadcast as a dream. We are transmitting from the year one, nine, nine, nine. You are receiving this broadcast in order to alter the events you are seeing. Our technology has not developed a transmitter strong enough to reach your conscious state of awareness, but this is not a dream. You are seeing what is actually occurring for the purpose of causality violation.”


Cet avertissement dévoile une montagne de questions. En admettant que tout ce qui est émis soit sincère, qui sont les gens qui l'ont émis ? Des scientifiques ? Des résistants ? Des survivants ? Ou les trois à la fois ? La phrase finale explicite le fait que les auteurs du message en savent énormément, sauf qu'ils ne parlent pas de l'essentiel. Leurs mots n'apportent aucune aide concrète pour le groupe, aucune réponse à la question "Que faire ?". Les règles du jeu sont encore plus incertaines. Juste des informations parasites de plus, du bruit blanc de l'esprit.

En quelques lignes, l'imagination du spectateur s'emballe. Un contexte futuriste est crée à partir d'un simple texte et d'une voix-off.

Religion, rationalisme... et l'homme au milieu.


Nos valeurs sont évidemment précieuses. Voilà pourquoi les créations qui jouent sur le trouble les brouillent, voire les bousculent. Si le film de Carpenter met mal à l'aise c'est parce qu'il ne fait pas qu'opposer deux systèmes fondamentaux de la pensée humaine, il les conjugue dans leurs échecs respectifs. Ainsi, le film n'est pas évident à saisir, trop cartésien d'un côté, trop mystique de l'autre. Cette dualité est forcément à part dans la filmographie du pragmatique Carpenter.

Inspiré par différentes lectures, notamment The Three-Pound Universe (4), le film parle de science en permanence, qu'elles soient officielles et parallèles, et en vient à leur impuissance à maîtriser le monde, qu'il soit physique ou métaphysique. Le personnage principal en viendra à dire de lui-même que sa foi (le terme ne doit sans doute rien au hasard) en la science va être balayée. Plus les preuves scientifiques apparaissent, plus elles contredisent tous les fondements de ce qui a permis à l'homme de les étudier. Dans l'autre camp, la secte n'a fait que cacher l'ennemi sans n'avoir pu le combattre. Quand à l'homme d'église, sa croyance est presque ébranlée par le traduction du livre qui remet ses dogmes en cause. Les deux piliers s'effondrent alors, dépassés. Toute contre-attaque de leur part serait vaine. Plus que la main de l'église ou la quête de la science, le geste d'une femme sauvera peut-être l'humanité.

L'étudiante scientifique devient une martyre (même si le prêtre ne la reconnaît pas comme telle, s'appropriant le geste final) en emportant avec elle une Vierge Marie diabolique. Plus de repères, reste l'Homme avec encore plus de doutes qu'avant. Au final, subsiste une seule et maigre consolation. Dans la veine traditionnelle de son auteur, même si cet opus est l'un de ses plus désespérés, seul l'individu "du peuple" qui se bat - parfois jusqu'au sacrifice de sa vie, comme dans They Live - peut contrer les manifestations d'un mal supérieur...

... à part si l'on considère que le sacrifice de Catherine était prévu depuis toujours.



Altérité et angoisse

Si la lumière est froide, l'image est de basse qualité, les mouvements sont instables, le sens est abscons, le son est corrompu... alors la vérité doit s'y dissimuler. Nous savons que les images et les textes mentent parfois, mais nous le soupçonnons surtout quand il s'agit d'un produit très léché, très préparé. À l'opposé, les documents en apparence capturés "sur le vif", nous semblent véridiques, comme si l'évènement capté se déroulait, comme l'on dit, "devant nos yeux". Les Documents Interdits, la base du "found footage", reposèrent souvent sur ce procédé.

La technologie imparfaite peut nous troubler, à notre époque de très haute définition, parce qu'elle fait référence à un fragment arraché au passé. De vieux enregistrements semblent aussi imprécis que nos rêveries, alors qu'ils existent bel et bien. Aussitôt vus, on n'est plus sûr de tel ou tel détail... De même, les images en mouvement d'anciens films amateurs, bourrées de saccades, donnent l'étrange impression que les personnes étaient mécaniques (Le film en super 8 de Ringu est des plus effrayants)... comme des pantins.


Toute information insaisissable nous dérange. Plus précisément ici, parce que l'information audiovisuelle est dénaturée et parce que son contenu défie la compréhension vers laquelle on tend. Il faut que les deux aspects soient liés pour que le procédé fonctionne : une vidéo "low-tech" inhabituelle ne suffit pas pour provoquer l'angoisse, il faut que nous pensions qu'elle recèle un secret considéré comme crucial. Présenter une information cachée, dans un bel emballage audiovisuel, même si l'information attendue peut s'avérer désagréable, offrira d'autres sentiments d'incertitude, mais pas le même trouble.

La perte de définition (de clarté, donc) ainsi qu'un discours fuyant signifie une perte absolue du contrôle. Nous perdons l'image et le texte, nous perdons le sens, nous perdons le langage. Cela signifie concrètement que l'on perd le contrôle de notre destin. Nous devenons pantins. Savoir, sentir et ressentir ne sert d'ailleurs à rien non plus  Le pire étant que même être prévenu ne change rien à l'affaire. Voir nos bases structurelles vaciller, être le jouet de forces cosmiques... comment ne peut-t-on pas se sentir angoissé par tout cela ? L'histoire est écrite d'avance, avant même l'histoire du film. Et nous n'y comprenons goutte.

Faîtes de beaux rêves.

Commentaire audio #3

FICHE TECHNIQUE

John Carpenter's Prince of Darkness (1987) - Réalisation : John Carpenter - Scénario : John Carpenter sous le pseudonyme de Martin Quatermass - Avec : Donald Pleasence, Victor Wong, Jameson Parker, Linda Blount,...

NOTES

(1) Résultats au box-office
(2) Le poème complet
(3) Sur la version télévisuelle tronquée du film.
(4) Un livre de Judith Hooper et Dick Tiresi. Teresi fut le co-auteur avec Leon M. Lederman de "Une sacrée particule" ("The God Particle : If the Universe Is the Answer, What Is the Question ?" Dell Publishing (1993)

* Toutes les captures vidéos de cette page, ainsi que les citations du réalisateur, proviennent du DVD Studio Canal.


                                                                                             Phillipe Chouvel & Nathan Skars

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