dimanche 17 avril 2016

Séquence # 12 - Shivers - L'important, c'est d'aimer



SYNOPSIS 

Cette page contient plein de spoilers grouillants, vous voilà prévenus !

Un complexe immobilier de grand standing a été bâti dans les faubourgs de Montréal, conçu afin de satisfaire une clientèle éclectique mais exigeante. Avec ses équipements de loisirs, ses boutiques, son restaurant, sans oublier un cabinet médical, une pharmacie et une clinique dentaire, le complexe se présente comme une « ville dans la ville », où tout est à portée de la main pour ses occupants.

On pourrait croire que l'endroit est le paradis rêvé, ou du moins un havre de paix. Mais la vérité est toute autre. Dans l'un des appartements du complexe, le docteur Hobbes étrangle une jeune femme (Annabelle Bataille) avant de lui ouvrir le ventre avec un scalpel, puis de verser de l'acide sur ses organes. Après quoi, le médecin se suicide en se tranchant la gorge.


Emil Hobbes effectuait des travaux sur la transplantation d'organes, en utilisant des parasites censés faciliter la greffe. Malheureusement, l'expérimentation pratiquée sur Annabelle a révélé que les parasites développaient chez le patient une sexualité exacerbée, une frénésie sexuelle que l'hôte est incapable de contrôler. Qui plus est, le parasite est en mesure de se reproduire pour chercher de nouveaux hôtes.

Rapidement, des incidents se multiplient. Un parasite s'introduit dans l'organisme de l'homme d'affaires Eric Tardieu. Ce dernier, sous le contrôle du corps étranger, va tenter de contaminer d'autres sujets. Afin d'enrayer cette menace, le docteur Roger St Luc et son assistante, l'infirmière Claire Forsythe, sont aidés par un scientifique, Rollo Linsky, qui connaissait Hobbes et les travaux qu'il effectuait en secret.


 NARRATION

La contamination s'est propagée dans l'immeuble principal où résident les locataires. Des comportements étranges apparaissent chez ces derniers. Hommes et femmes de tout âge ne parviennent plus à se contrôler, ils n'existent plus que par le sexe. La recherche de l'acte sexuel avec autrui est devenue leur unique préoccupation. Les infestés ont peu à peu perdu la raison ; désormais les parasites dominent leur esprit.

Dans ce chaos ambiant, Roger St Luc et Claire Forsythe, un moment séparés, se sont finalement retrouvés et ont trouvé un refuge provisoire dans les sous-sols du complexe. Le médecin ignore que son assistante (et maîtresse) a été contaminée à son tour. Les communications avec l'extérieur ont été coupées, St Luc ne va devoir compter que sur lui-même. Linsky, qui était parvenu à rentrer à l'intérieur de l'édifice, s'est lui aussi fait surprendre par les redoutables parasites.


La nouvelle personnalité de Claire se dévoile à St Luc lorsqu'elle lui dit que « tout est érotique, toute chose a un côté sexuel. Parler, respirer, exister physiquement est un acte sexuel ». A la suite de cette tirade ayant pour but de déstabiliser le médecin, un parasite sort de la bouche de l'infirmière. Saint-Luc parvient à s'en protéger, avant d'appliquer un bâillon sur la bouche de sa compagne. Il sait que s'il reste confiné dans les sous-sols, il sera tôt ou tard pris au piège. Il lui faut donc parvenir à sortir du complexe. Prenant Claire à ses côtés, il la conduit au travers d'un dédale de couloirs, où derrière chaque jonction semble planer une menace.

Il ne peut cependant pas empêcher l'assaut des résidents. S'il réussit finalement à s'extirper des griffes de ses assaillants, il doit abandonner Claire, qu'il savait de toute façon condamnée. St Luc trouve la seule sortie possible en passant par la piscine. Dehors… enfin ! Mais le médecin ne tarde pas à déchanter, réalisant que les résidents sont partout, même à l'extérieur de l'enceinte, et l'encerclent. Il retourne donc en direction de la piscine, seule issue laissée libre par les infestés. Alors, telle une armée de zombies, les résidents se précipitent à l'intérieur de la piscine et plongent sur leur proie...


CONTEXTE

Au début des années soixante-dix, le jeune Canadien David Cronenberg a déjà derrière lui quelques travaux pour le moins atypiques. Son film d'étudiant From the Drain (1967), au budget de 500 dollars, raconte l'histoire d'un homme dans une baignoire. Stereo (1969) et Crime of the Future (1970), sont des œuvres froides et absconses qui enfoncent le clou. Nous sommes dans le cadre du cinéma expérimental et leur auteur est sur les rails pour se faire un nom dans le circuit d'art et essai.

Puis arrive Shivers / They Came from Within, son premier long métrage, classé pour le besoin des étiquettes dans la catégorie "cinéma d'horreur". Un virage à 180 degrés ? Pas tant que cela. Reprenons. Cronenberg écrit le script et le propose au studio Cinépix qui produit à tour de bras des films érotiques. Le marché de 250.000 dollars est conclu et fait naître l'objet du scandale (les critiques canadiens ont haï Frissons comme jamais). Le résultat est un film d'exploitation "trash" et un film d'un auteur déjà en pleine possession de ses moyens dans le même élan. Pourquoi le projet attira-t-il une grande hostilité ? Tout simplement parce qu'il s'agit d'une création très agressive sur le plan du visuel et sur celui des thèmes.

From the Drain 2

MÉCANISMES

High-rise (and fall) 

Il est coutume de dire qu'une première œuvre contient en germes les thèmes d'une filmographie. Cela peut se discuter concernant certaines carrières, mais pas ici. Que cela soit la dérive de la science, la frénésie d'un mal inattendu, l'évolution mentale et physique de l'être humain vers des territoires inconnus, l'effroi devant la maladie, l'opposition entre pulsionnel et rationnel cité avant, tout y est déjà. Ainsi qu'une grande connivence avec l'écrivain James G. Ballard. En effet, la même année, l'écrivain anglais travaillait sur l'histoire des locataires d'un immeuble de grande hauteur (I.G.H.) balayant les règles élémentaires de la vie en commun pour laisser libre court à leurs instincts bestiaux (1).

Si l'argument de départ peut vaguement se rattacher à La Nuit des morts-vivants de Georges Romero, il prend ses distances à tous les niveaux. En proposant un montage alterné opposant la banalité froide d'une pièce à la folie meurtrière d'une autre dès les dix premières minutes, le réalisateur présente l'ambiguïté qui va perdurer tout le récit. Derrière les diapositives promotionnelles de l'incipit, qui figent les gens prétendument heureux dans des décors cossus, réside la pulsion qui couve. Elle s'immisce et s'infiltre et finira par se répandre, comme la rage intérieure de Nola dans The Brood (1979) se met à avoir une existence physique par le biais d'enfants-monstres turbulents. Le mental façonne la matière chez Cronenberg, pour preuve encore Scanners (1981) où les pensées peuvent détruire littéralement.


S'il y a bien un "outil" du cinéma d'horreur que Cronenberg a su maîtriser très tôt, c'est le dégoût. Celui des personnages à l'intérieur du film, mais aussi celui des spectateurs. Quand des vieilles dames outrées découvrent l'un des parasites, leurs réactions ne doivent pas être éloignées de celles des gens dans les salles à l'époque ! L'aspect des parasites est peu ragoûtant et c'est un euphémisme. Pour en rajouter, le rapport au corps et à la maladie sont réguliers. Ainsi, l'homme d'affaires se palpe le ventre avant de finir par vomir un flot de sang. Et si cela ne suffisait pas, les dérapages sociaux qui sont illustrés dans un catalogue de scènes choquantes n'ont pas manqué de provoquer la répulsion (et cela fait toujours son effet, de nos jours).

Une telle efficacité vient du fait que - malgré les apparences - rien n'y est gratuit. Le film se devait d'être repoussant de par son sujet même, parce que les rapports entre les êtres étaient bloqués de toute part et que tout était dévitalisé. Le couple Tardieu n'est qu'une illusion, l'amie lesbienne vit dans la frustration, et le héros semble détaché des émotions et de l'attachement amoureux de l'infirmière. Ne s'appelle-t-il pas "Saint" Luc ? Tout est lisse, calme, rangé. Cet univers transpire le mépris de l'amour.


Cette répression émotionnelle constante ne pouvait durer. La vie représente le bouillonnement et la liberté au prix des convenances et de l'ordre. L'immeuble ressemble à une cage géante, une prison d'où la réalité de l'existence a été retirée, mais elle s'oppose au contrôle par son moyen le plus direct, la prolifération. Alors, dans un mouvement de balancier, elle éclate dans la crudité et la démence. Shivers ne pouvait donc qu'être un film outrageux et malfaisant.

En cette première moitié des années soixante-dix, les convenances ne sont effectivement "plus ce qu'elles étaient". Le cinéma X devient mainstream, le rapport au corps et aux minorités sexuelles change. En bref, la libération des mœurs bouscule l'ancien ordre. Certains y ont vu une révolution bénéfique, d'autres un danger pour la civilisation, et le film retranscrit bien ces deux aspects.


La libération de la pulsion y est vue dans un premier temps comme quelque chose de définitivement horrible et destructeur. Mais plus le récit avance, plus il propose une jubilation du désordre. Cette maison de poupées matérialiste se fait démolir par le trublion-réalisateur qui semble s'en amuser. Celui-ci déclara plus tard : "… La réalisation de Shivers a constitué pour moi une expérience de libération et de catharsis" (2). Ce qui en d'autres mains aurait pu être un drame intimiste intériorisé sur l'incommunicabilité est devenu un tourbillon chaotique explicite. Shivers est le miroir inversé de La Nuit des morts-vivants. Certains personnages étaient des zombies avant le fait surnaturel, des "vivants-morts" ; maintenant, ils retrouvent leur part humaine et animale avec les appétits et l'énergie que cela implique. Comme l'affirmait le journaliste de Dawn of the Dead (1978) de Romero face à l'effondrement du corps social : "Plus de responsabilités !"

Même si le réalisateur peut être encore cité avec The Crazies (1973) (3), ce cinéma de la pulsion rapproche Cronenberg de deux autres créateurs qui lui sont pourtant très étrangers : Zulawski et Buñuel. Dans Possession (1981), une passion hors-normes transfigure un couple dans l'impasse, dans un Berlin zombifié et glacial. Dans L'Ange Exterminateur (1962), la bonne société dérape en vase clos. Qu'importe les moyens, malédiction inexplicable chez Buñuel, "amant alien" chez Zulawski, ou savant-fou qui joue avec les tripes chez Cronenberg, l'essentiel n'est pas dans l'explication du phénomène mais dans la manière comment les êtres acceptent, nient ou refusent l'évolution inévitable. Dans la douleur dans tous les cas, en général.


Cette frénésie aphrodisiaque culminera après le rêve exposé par Claire. Il ne faut pas le lire au premier degré comme le désir d'un acte sexuel mécanique mais bien comme une déclaration d'amour pure au-delà des normes. Dès ce monologue, il est difficile de voir dans la contamination un changement exclusivement négatif et mauvais, mais aussi comme un trop-plein d'envies vers l'autre, vers tous les autres. Et si un brin de bonheur doit passer par un parasite, est-ce vraiment un si terrible sacrifice ? sous-entendrait Cronenberg, provocateur jusqu'au bout. Le fait est assez rare dans le cinéma d'horreur, ceux qui ont la pulsion de tuer sont surtout ceux qui s'opposent à ce changement, rarement les "infectés", mais chacun ferait de même tant le malaise est tangible et les contaminés une menace concrète (4).

Le film réserve une séquence finale terrifiante où l'espace est occupé par l'infection et le seul homme sain, comme le héros de L'Invasion des profanateurs de sépultures, n'a plus d'endroit où se réfugier. Tous fondent sur lui comme une meute. Un motif courant du cinéma d'épouvante, de l'invasion de la cabane de La Nuit des morts-vivants et celle du cinéma de Messiah of Evil, mais ici rendu particulièrement dérangeant, parce que c'est l'amie du docteur qui porte le coup de grâce et la façon de l'exécuter. Comme le découvriront les survivants du film de zombies "méta" Pontypool (2009) : "Kill is Kiss".
 

L'acte d'amour, le baiser, remplace la conventionnelle mise à mort finale du cinéma d'horreur. La femme éconduite et amoureuse parvient à ses fins. Happy End ? C'est à ce moment que le film joue pleinement l'ambiguïté autour de la contamination, alors que dans Rabid (1977) celle-ci n'est que tristesse, désolation et fin du genre humain. Après le climax de Shivers, la vie continue... autrement.

Tous les locataires de l'immeuble, après cette expérience, sortiront apaisés de la prison dorée pour façonner un nouveau monde. Un univers effrayant, plus monstrueux que le nôtre ? Renaissance ou annihilation ? Tout est relatif chez Cronenberg...


NOTES

(1) : Le roman a été adapté par Ben Wheatley (Kill List) en 2015.


(2) : Citation extraite de "L"horreur intérieure : les films de David Cronenberg" - Les Éditions du Cerf.

(3) : Son titre alternatif était... La Nuit des fous-vivants. On ne se lassera jamais de cette traduction !

(4) : Dans les faits, seul Linsky ne se relèvera pas de l'assaut des "malades". Ce qui est logique car il constituait une menace sérieuse. Il était quasiment la seule personne à empêcher les infectés de se multiplier et propager leur message très singulier dans d'autres lieux.

FICHE TECHNIQUE

Shivers (1975) – Réalisation : David Cronenberg – Scénario : David Cronenberg – Avec : Paul Hampton, Joe Silver, Lynn Lowry, Allan Kolman, Susan Petrie, Barbara Steele…

Phillipe Chouvel & Nathan Skars



jeudi 23 juillet 2015

Séquence # 11 - Dementia - Les cauchemars naissent la nuit


NARRATION

Dans une chambre d'hôtel, tandis que la nuit est tombée, une jeune femme, "The Gamin", est endormie sur un lit. Elle rêve, se voit marchant au bord d'une plage, observant les vagues venant se briser sur le sable. Puis, sans raison, elle prend peur, s'enfuit, tombe, et se réveille. Elle se redresse, se prend la tête entre les mains, passablement tourmentée.

Elle allume une cigarette, mais l'éteint rapidement après quelques bouffées. Finalement elle se lève, se dirige vers un miroir, observe son reflet, perdue dans ses pensées. La fille ouvre alors un tiroir, et s'empare d'un couteau à cran d'arrêt.


La chambre est en désordre, mais elle n'en a cure. Elle prend sa veste et sort de la pièce. Descendant l'escalier de cet hôtel minable, elle croise d'abord un bambin assis sur une marche, puis un policier occupé avec un cas de mari violent ayant frappé sa femme.

La fille a peur du policier, et s'esquive avant de sortir.

Tandis qu'elle marche dans une rue malfamée de Venice, la jeune femme est abordée par un nain vendeur de journaux qui lui montre la une : Mystérieuse agression ! Un titre qui la fait sourire ; elle s'éloigne, s'enfonçant un peu plus dans des ruelles sombres et désaffectées, que seuls des marginaux ou des gens mal intentionnés oseraient emprunter.


Durant cette étrange nuit où le rêve et la réalité se croisent, et où le présent et le passé se bousculent, la jeune femme va enchaîner les rencontres avec une faune de personnages inquiétants. D'abord un clochard, puis un flic brutal, et ensuite un proxénète qui va la guider jusqu'à la limousine d'un homme aussi gras que riche. Celui-ci lui fait faire la tournée des grands ducs, l'invitant tour à tour dans un restaurant, un bar et un cabaret à la mode, fréquentés par le monde de la nuit.

Après quoi, l'homme riche la ramène dans son véhicule. Durant le trajet, la fille est soudainement prise de panique, se remémorant des événements du passé. La voilà transportée dans un cimetière où un homme au visage masqué la conduit vers les tombes de ses parents. La jeune femme se souvient de son père alcoolique et brutal, de sa mère frivole, de son père s'emparant d'un revolver pour tuer sa mère. Elle se voit enfin prendre un couteau, et commettre le parricide.


C'est avec un couteau identique qu'elle va bientôt assassiner l'homme riche dans la somptueuse suite d'un hôtel de luxe. Mais cette nuit de cauchemar est loin d'être terminée...

CONTEXTE

Bienvenue sous la surface de la production cinématographique.

Dementia aurait été (le conditionnel sera souvent utilisé dans les lignes qui suivent) le projet d'un certain John J. Parker III. Cet illustre inconnu aurait été l'héritier d'un exploitant de salle de l'Oregon. La mère du cinéaste aurait produit le film. À l'issue d'une sortie qui dura deux semaines, dans une unique salle,  le métrage s'est évanouit dans les limbes durant trois ans (et c'est affirmatif). Ce serait donc l'unique travail de Parker dans le monde du cinéma. L'homme disparut en 1981 sans aucune reconnaissance.


Comment est née cette bizarrerie ? La secrétaire de Parker, Adrienne Barrett, lui aurait raconté un cauchemar que l'homme aurait décidé d'illustrer. La dame devint, malgré son inexpérience, l'actrice principale, dans un pur esprit de confection indépendante. Dans le même élan, le tournage ne dura que six jours, avec des moyens qu'on devine très limités.

La sortie ne rapporta donc rien. Les bobines furent rachetées par Jack Harris (The Blob) et le tout ressortit avec une version légèrement "cut", accompagnée par une assommante voix-off surlignant les images sous le titre plus commercial de Daughter of Horror en 1958. Bruno VeSota déclara plus tard être le co-scénariste et le co-réalisateur noyant encore dans le mystère la conception de la chose.

L'histoire aurait pu s'arrêter là si des aficionados n'avaient pas exhumé le cadavre de celluloïd, comme le trublion John Waters (Pink Flamingos) qui le qualifia d'"un des films les plus insensés de l'histoire du cinéma."


Bien des années après, une édition française DVD éditée par Bach Films sortit enfin - Ô joie -  avec les deux versions. Vous pouvez aisément éviter Daughter of Horror pour vous plonger dans Dementia, qui porte bien son nom. Dementia, c'est démentiel !

MÉCANISMES

L'Enfer de la nuit, c'est les autres

Épisodiquement, il est des films qui empruntent des chemins de traverses et qui, même s'ils sont baignés par des influences, ne ressemblent à aucun autre. Le titre qui a inspiré le blog que vous lisez, le fameux Carnival of Souls est de cette étoffe rare. Antérieure, l’œuvre qui nous occupe sur cette page est encore plus radicale en un sens.


Comme évoqué précédemment, rien n'est très clair sur le développement de ce projet mais répétons-le, une fois porté à exécution, ce fut un échec commercial inévitable et la plongée dans les abysses de la mémoire collective. Pourtant, il mérite bien mieux que cet oubli. Trop irréel, trop symbolique, trop libre pour être placé dans une case, Dementia n'a pu satisfaire ni les amoureux du film noir aux intrigues bien huilées ni les amateurs de pellicules effrayantes classiques.

Il annonçait pourtant l'alliance d'un cinéma d'exploitation et d'une volonté artistique indépendante. Une voie qui, par la bande, allait toucher le cinéma d'épouvante. Si les auteurs de Messiah of Evil étaient inspirés par le cinéma indépendant européen qui leur était contemporain, le concepteur de Dementia lorgnait quand à lui du côté du polar noir expressionniste en vogue et de l'influence d'Orson Welles. En théorie, cela aurait dû plaire au moins à une certaine frange du public.


Alors, comment expliquer un tel échec financier ? Tout d'abord, le film n'a aucun dialogue, ensuite, la narration est flottante, plus proche du "marabout-bout-de-ficelle" des rêves qu'à une structure conventionnelle (bien qu'il y ait progression et chute). Pour finir, les références appuyées à la psychanalyse, plus ou moins floues, n'ont sans doute pas plu au spectateur des années cinquante. Hitchcock, à la fin de Psychose, était dans l'obligation d'expliquer par un quasi monologue le comportement de son "monstre" dans le détail. Explications qui n'ont pas cours ici.

La distance entretenue avec les personnages n'aida sans doute pas à se raccrocher à eux. Ils n'ont pas de noms propres. On peut même affirmer que presque aucun des protagonistes n'est, au mieux, sympathique (à part un enfant). "The Gamin", comme référent, est loin d'être une femme comme la culture dominante les affectionnait. Une culture qui séparait les caractères masculin et féminin dans des rôles très spécifiques. Même si elle est confrontée à la peur à plusieurs reprises, "The Gamin" est dangereuse, souvent glaciale et méfiante. Elle rit aux éclats au cours d'un passage à tabac et méprise allégrement ceux qu'elle rencontre (on peut juger que c'est souvent à juste titre sur ce dernier point).

En 1955, elle est à l'opposé de la "Good Girl". Encore plus étonnant dans le contexte social et idéologique de son temps, elle n'a pas "besoin" des hommes. On peut dire qu'elle a un problème majeur avec eux dans leur ensemble. Parker ne gâte pas ces messieurs par ailleurs. Ils sont concupiscents, ivrognes, violents et bien d'autres travers encore moins recommandables... Pour un américain moyen sous Eisenhower, cela devait être inadmissible que l'on fasse du spectacle avec ce genres de "characters".


Voilà sans doute la meilleure raison du désaveu envers le film, bien avant sa liberté de ton. Cette création peu aimable n'a pas été, par voie de conséquence, aimée. Dementia est misanthrope comme rarement. Réalisé vingt ans plus tard, la réception aurait été toute autre, mais avec des si.... (*)

Pérégrinations mentales

Une fois n'est pas coutume, ce ne sera pas une séquence isolée qui sera prise en compte, mais les 58 minutes en entier. Non pas parce que le métrage est court, mais parce qu'il n'est qu'une grande séquence découpée par des lieux et rencontres qui peuvent difficilement être isolés sans qu'on y perde l'essence même de cette création. Le tout est plus fort que la somme de ses parties, ce qui est souvent vrai pour ces œuvres qui semblent être des déplacements dans des labyrinthes mentaux.

Le récit semble être une boucle qui peut ne se dérouler qu'une nuit, mais il est permis de croire que pour notre anti-héroïne, ce cauchemar se répète chaque fois que la nuit tombe. Ainsi, elle passe par tous les états pour rejouer sans cesse le meurtre fondateur. Nulle rédemption ou apprentissage dans son voyage chimérique. Juste une perdition dans les affres de la culpabilité.


Dès l'introduction, la photographie de William C. Thompson (qui a travaillé sur Plan 9 from Outer Space de Ed Wood, de l'autre côté du spectre qualitatif !) fait preuve d'audace au diapason de la mise en scène. Alors que le tournage a été éclair, le travail sur les clairs-obscurs offre une ambiance particulière qui participe à l'expérience de "rêve conscient" dans lequel est projeté le spectateur. Certains plans, s'ils semblent moins léchés que d'autres, dévoilent une réalité brute en contrepoint de la stylisation de ceux qui les entourent. Comme par magie, le mélange fonctionne.

Le noir et blanc du ciel à peine étoilé disparait au profit de la réalité quotidienne (une rue et une chambre d'hôtel) pour transiter dans le monde du rêve. "The Gamin" se réveille mais son rêve fou débute. Le visage de craie tranche avec le fond obscur. Le monde matériel et le monde mental sont liés désormais.

L'un des premiers gestes est de sortir son couteau, après plusieurs qui semblent anodins. Les expressions, la gestuelle et les actes de cette femme-fantôme nous permettront de la cerner, sans pour autant la connaître. Elle restera mystérieuse alors que tout le récit tourne autour d'elle. Paranoïa, dégoût, panique, oppression,... Tout une gamme de sentiments négatifs traverseront l'anti-héroïne de ce conte noir pas très éloigné des EC Comics dans la forme et le fond.

La rue est présentée comme une jungle urbaine, où de grands pans de décor ne sont pas éclairés. Des hommes empêchent la progression de la femme, alors qu'elle soliloque. Ils l'agrippent, la poussent, la dévisagent. Elle ne semble pas dupe de l'électricité sexuelle dans l'air et semble en jouer. Au cours d'une tournée des clubs aussi dispendieuse que déceptive, chaque étape présentant les entrailles de la ville dévoile des portraits tristes, enjoués, envieux, obsédés... Chaque étape ne menant à rien d'autre qu'une autre vide de sens et de joie. Le "couple" tronqué formé par elle et l'homme riche n'échange rien. Il la voit comme un mobilier humain et elle le méprise. Mépris qui culminera en révulsion au cours du repas de l'homme dans les appartements bourgeois.


Ce monde sordide, concret dans les faits mais rendu fantasmatique par le découpage, est jalonné par une sortie de route narrative qui est signifiante pour la première fois : dans un autre espace-temps, un cimetière gothique et filmé comme tel avec de la brume, un autre homme la conduit encore. L'inconnu est clairement de l'au-delà. Il met symboliquement la lumière sur l'évènement qui la conduit dans cette impasse. Il la présente à ses visions de son inconscient, à son propre refoulé. Après l'épisode, toute sexualité est alors impossible pour la femme, tant sa haine et sa répulsion envers les hommes la dominent. Une fois l'inévitable reproduit, la fuite en avant se fait plus frénétique. "Venice", déjà angoissante, devient une zone de danger permanent. La preuve de la culpabilité de la meurtrière est visible littéralement aux pieds de tous.

Les plans deviennent alors stupéfiants et magnifient le sentiment de paranoïa. "The Gamin" est vue par des gens sans visages puis est traquée par la lumière dans une obscurité totale. Malgré une issue inattendue et de nouvelles possibilités (elle quitte ses habits pour une robe luxueuse et semble s'amuser pour la première fois de son périple), une dernière parenthèse mondaine où les passions effleurent la pellicule, la remet sur les rails de son cauchemar. Le montage devient finalement chaotique. La peur de l'autre qui suintait de partout explosera dans une montée finale digne de la série des Body Snatchers.

La fin de cette odyssée nocturne dans l'anxiété prendra fin là où elle aura débuté, dans la chambre d'hôtel, avec un nouveau réveil, mais sans retour à l'ordre possible... s'il  y en avait eu un.


Dans ce mouvement effarant et crescendo, éclate la maîtrise technique : longs travellings élégants, utilisations des codes du film noir à la perfection pour les pousser dans leurs derniers retranchements, montage audacieux, utilisation marquante de la musique intradiégétique (le jazz dans la boîte),... tout concourt à se demander comment l'inexpérimenté Parker ait pu tenir aussi précisément sa vision originale sans jamais dévier. Cet équilibre entre liberté et rigueur tient du miracle.

Sans dialogues certes mais avec une bonne utilisation du son. Autant que les images, la musique de George Antheil donne au métrage une touche gothique anxieuse prononcée, soutenue par la voix sépulcrale de Mari Nixon (une artiste qui a remplacé Nathalie Wood au chant dans West Side Story et Audrey Hepburn dans My Fair Lady).


Il est étonnant de constater à quel point ce petit film obscur annonce déjà les trips mentaux de David Lynch (on pense notamment à Lost Highway) et même un genre pop comme le giallo. Des éléments renvoient au chef-d’œuvre de Dario Argento, Profondo Rosso, comme le meurtre familial ou le fétichisme de l'arme blanche et des objets divers (comme les bijoux). Comme l'illustre un plan plus haut, "The Gamin" est déjà partie pour occire quelqu'un avec délectation avant même de sortir de la chambre, comme les manieurs de couteaux du giallo ne peuvent réprimer leurs mêmes pulsions homicides liées à une sexualité problématique et un passé trouble.


Pour conclure, n'hésitez pas à découvrir ce joyau qui montre que le passé du cinéma recèle bien des trésors qui n'obéissent qu'à leurs propres règles, des créations parfois trop en avance pour leur propre bien.


FICHE TECHNIQUE

Dementia (1953) – Réalisation : John Parker – Scénario : John Parker – Avec : Adrienne Barrett, Bruno Ve Sota, Ben Roseman, Richard Barron, Ed Hinkle, Lucille Rowland...

NOTES

(*) Il est permis de faire un parallèle avec l'accueil très froid accordé à Seconds (1966) de John Frankheimer, chef-d’œuvre paranoïaque qui n'hésitait pas à montrer, lui aussi, des faces sombres du rêve américain. Ce caillou dans la chaussure fut évidemment expédié dans les oubliettes avant d'être redécouvert des dizaines d'années plus tard.

Phillipe Chouvel & Nathan Skars

mercredi 10 juin 2015

Séquence # 10 - The Haunting - Welcome Home


SYNOPSIS

Le docteur Markway, féru d'occultisme, s'intéresse à un château bâti au XIXe siècle par un homme riche et austère, Hugh Crain. Celui-ci s'est marié plusieurs fois dans sa vie, et ses épouses sont toutes décédées dans des circonstances mystérieuses. Lorsque Crain décéda à son tour, sa fille unique Abigail demeura toute sa vie confinée dans sa chambre, sans jamais en sortir. Les rumeurs disent que sa dame de compagnie aurait provoqué la mort d'Abigail. Toujours est-il que la domestique se pendit dans l'une des pièces du castel. Depuis, personne n'a habité les lieux.

Markway est persuadé que des phénomènes paranormaux se déroulent à l'intérieur de la bâtisse. Il a décidé de constituer une équipe autour de lui, afin de vérifier si sa thèse est fondée. Après avoir rencontré Mme Sanderson, l'héritière du castel maudit, le scientifique accepte la proposition de cette dernière, à savoir d'engager Luke, son neveu. Luke Sanderson est un jeune homme cartésien, pragmatique, peu susceptible de se laisser influencer par l'ambiance du décor. Markway complète son équipe avec deux jeunes femmes que tout oppose. L'une, Theodora, est une « maîtresse femme », sûre d'elle, mais surtout un médium confirmé. L'autre, Eleonore Vance, est introvertie et hypersensible. Elle a gâché ses meilleures années au chevet d'une mère malade et ingrate, développant au fil des ans une fragilité mentale ainsi qu'une sexualité refoulée. Mais, comme Theodora, elle a été confrontée dans sa vie à des manifestations surnaturelles, ce qui explique pourquoi le docteur Markway a opté en sa faveur.

Une fois l'équipe constituée, chacun des membres est convié à se rendre au château par ses propres moyens, avant de faire connaissance… et de se mettre au travail.


NARRATION

Eleonore Vance roule en direction du castel. Elle s'arrête parfois pour lire les instructions du docteur Markway dans une lettre. Quelques minutes auparavant, elle était encore dans l'appartement qu'elle occupe avec sa sœur et son beau-frère. Il y a eu une dispute : Eleonore avait besoin de la voiture et ils refusaient de la lui prêter. Une injustice pour Eleonore, qui s'est toujours sacrifiée pour s'occuper de sa mère malade, alors que sa sœur menait la belle vie. À présent, tout va changer. Elle va rencontrer d'autres gens, avoir des responsabilités ; en un mot, elle va vivre !

Eleonore s'étonne de son audace, elle qui a été soumise durant toute son existence. Elle se sent enfin libre, et aussi… une autre femme. Elle se pose également des questions sur les personnes qu'elle va rencontrer dans le château. Enfin, Eleonore arrive devant les grilles cadenassées du castel. Le régisseur, Dudley,  rechigne à lui ouvrir. Mais il finit par obtempérer, après lui avoir adressé une forme d'avertissement. Se pourrait-il qu'elle coure un danger ?


La voilà sur le chemin conduisant à la bâtisse. Celle-ci est immense. Grandiose et menaçante à la fois, on dirait une entité vivante, sur le point d'avaler la conductrice et son véhicule. Eleonore est impressionnée. Sous le coup de l'émotion, elle songe à s'en aller, croyant que la demeure l'observe. Mais elle réalise aussitôt qu'elle n'a nulle part où aller. Alors, elle finit par sortir de sa voiture, et pénètre dans l'édifice. Personne ne vient l'accueillir. Eleonore se perd ensuite dans un dédale de pièces jusqu'à ce que Mrs Dudley, la gouvernante et la femme du régisseur, ne vienne enfin à sa rencontre. Celle-ci a le visage fermé ; en silence, elle la conduit à sa chambre. Avant de la laisser, elle la prévient des risques encourus à rester la nuit dans le castel. À présent, seule dans sa chambre, Eleonore s'installe, anxieuse. Et puis, Theodora arrive...


INTRODUCTION

Et de dix ! Pour marquer l'évènement, nous traitons aujourd'hui d'un monument, sans doute le meilleur film de maison hantée. Pour tout dire, il n'était pas évident de choisir une séquence tant le film est d'une richesse rarement approchée en terme de mécaniques d'épouvante. Mais pas seulement, car il est sans doute l'un des représentants du fantastique en général le plus élégant et le plus intelligent. Une oeuvre qui ne lasse pas de fasciner plus de cinquante ans après sa création. Un film labyrinthique dans lequel même le spectateur se perd.

Il a fallu choisir malgré tout. Ce fut l'arrivée d'Eleonore à la maison qui fut sélectionnée, bien qu'elle ne soit pas la plus effrayante du film, mais elle est une des plus oppressantes et des plus significatives de la maîtrise qu'a Robert Wise d'adapter son matériau littéraire.

CONTEXTE

L'oeuvre de la romancière Shirley Jackson contient (relativement) peu de titres, mais son univers n'a pas fini de toucher les romanciers et d'infuser le cinéma. Pour preuve, l'un de ses récits les plus connus, The Lottery a été adapté en 2007 pour la troisième fois. Stephen King aura été profondément influencé par elle (ne serait-ce que dans Shining et Rose Red). La particularité de l'auteure est d'avoir un style puissant en décrivant ce qui est en apparence des cadres banals. Richard Matheson et Ira Levin (Rosemary's Baby), pour ne citer qu'eux, firent leur cet angle d'attaque. The Haunting of Hill House, qui paraît en 1959, est un pinacle de son écriture. Le cinéma ne pouvait qu'être intéressé par un tel matériau et c'est Robert Wise qui se chargea d'en réaliser l'adaptation.


Robert Wise était un réalisateur très bankable comme on dirait aujourd'hui, au sortir du succès de West Side Story (1961), mais il était déjà un vétéran du fantastique dès son premier film La Malédiction des hommes-chats (1943) et Le récupérateur de cadavres (1945) et durant sa carrière il y reviendra dans les excellents  Le Mystère Andromède (1971) et Star Trek le film (1979) ou le plus méconnu Audrey Rose (1977).  Doté d'un confortable budget de 14 millions de dollars (confortable, pour l'époque). Le noir et blanc fut choisi (a contrario de la symphonie de couleurs de West Side Story). Il faut se rappeler que Psycho de Sir Alfred jouait déjà cette carte alors que le cinéma luttait contre la télévision (elle était encore en noir et blanc) en proposant des spectacles bariolés en technicolor.

Eleonore serait-elle en pleine "Psychose" ?
MÉCANISMES

Le mal intérieur 

Attaquons directement le sujet. Pourquoi The Haunting est-il, selon nous, le meilleur film de maison hantée ? Il l'est déjà par sa qualité formelle (l'interprétation est parfaite, le scénario est une mécanique de précision,...), et nous en parlerons plus bas, mais allons plus loin. Il l'est aussi par son propos.

On peut dissocier deux grandes périodes autour de la figure de la représentation du monstre dans le cinéma américain, comme l'a fait Jean-Baptiste Thoret (et d'autres critiques de renom avant lui). Il y eut le moment où  le monstre était toujours d'ailleurs, toujours paria, hors-la-loi. Il était l'étranger, l'altérité, l'intrus, le fauteur de troubles total qui détruisait un ordre où il faisait bon vivre. Et tout allait pour le mieux pour l'American Way of Life à son extinction.

Puis, progressivement, le monstre n'était plus d'ailleurs, et commençait à ressembler à un homme d'affaires en costume trois pièces, une ménagère ou un aimable voisin, et ce glissement apparut dans plusieurs oeuvres majeures, mais la césure débute réellement avec Invasion of the body snatchers. Un glissement qui ne s'arrêta plus pour avoir son pinacle dans les années soixante-dix. Après l'assassinat des frères Kennedy, les "Pentagon Papers" (*), la guerre du Vietnam et ses exactions, le scandale du Watergate, les révélations sur les Opés Noires de la CIA, il parut évident pour le public américain que le mal venait plus de l'intérieur, du système lui-même, que d'une hypothétique autre planète. Progressivement, tuer le monstre ne résolvait plus grand-chose. Le ver était déjà dans le fruit.


Mais avant cela, les lignes bougèrent à cause de la psychanalyse. Les deux sont étroitement liés, et fait intéressant, le cinéma et la psychanalyse sont nés la même année, 1895. Le domaine intéresse les réalisateurs, comme Clouzot dans L'Enfer, son incroyable film inachevé. Dès 1960, avec Psychose et Peeping Tom (le premier rencontrant un énorme succès populaire et le deuxième étant voué aux gémonies), les tourments de l'âme dérangée vont être le terreau de bien des films d'épouvante. Bien sûr, ce n'étaient pas les premiers de ce type (M le maudit de Fritz Lang abordait déjà la folie en 1931) mais c'est à partir de ces jalons que le mal intérieur va être une norme du genre. Voilà la troisième voie : le problème n'est pas le système ni le monstre, mais l'être humain.

La grande intelligence du récit de Jackson est que jamais n'apparaissent de fantômes. Rarement le fantastique ne s'y montre concret. Il s'agit d'anomalies qui s'accumulent, de portes qui ne se ferment jamais ou qui s'ouvrent toutes seules (les angles ne sont pas comme ils devraient être), d'air froid, de bruits. Et surtout, tout semble surgir de l'inconscient de l'héroïne appeurée et hypnotisée par la demeure. Ce qui fait l'ambiguïté du récit. Personne ne saura jamais s'il s'agit d'une maison hantée par des esprits, d'une demeure vampirique ou de la manifestation de l'esprit tourmenté de cette femme choisie pour un évènement refoulé (détail qui revêt pourtant une grande importance, Eleonore a peut-être le pouvoir d'influer sur son environnement). Nous sommes nos propres fantômes, au final.


Art by Phantom City Creative

Les grands architectes de l'épouvante
  
"Il est impossible pour un oeil humain de visualiser isolément la coïncidence malheureuse des lignes et des espaces qui, réunis dans la façade d’une maison, lui donnent l’air de respirer le mal. Et cependant il y avait là un je ne sais quoi - une juxtaposition insensée, un angle mal tourné, une rencontre hasardeuse entre ciel et toiture, qui faisaient de Hill House un havre de désespoir, d’autant plus terrifiant qu’il semblait présenter un visage éveillé, avec la vigilance de ses fenêtres aveugles et le soupçon de gaieté que suggérait le sourcil d’une corniche."
The Haunting of Hill House - Shirley Jackson



Au-delà de son style et de sa narration, l'un des coups de génie de Jackson est d'avoir capté une essence "Lovecraftienne" d'un lieu malveillant dans son récit. Ce n'est pas une simple maison hantée dont il s'agit mais bien d'une maison qui est là mais "qui ne peut être" et dont les éléments banals, concrets, sont pervertis, traversés par un mal supérieur (et intérieur, donc). Ce n'est pas loin des angles non euclidiens et des architectures qui rendent fous imaginés par l'écrivain de Providence. Souvent imité dans la littérature (avec plus ou moins de succès), et très mal servi par le cinéma pour des raisons de médias différents, ce style est des plus difficile à capturer. Il ne suffit pas de surcharger le texte de mots extravagants ou de termes étranges. Singer le bizarre se repère tout de suite. Il faut y croire de toutes ses forces pour décrire des choses pareilles. Prenons cet extrait de la célèbre nouvelle The Call of Cthulhu de Lovecraft :

"He talked of his dreams in a strangely poetic fashion; making me see with terrible vividness the damp Cyclopean city of slimy green stone—whose geometry, he oddly said, was all wrong—and hear with frightened expectancy the ceaseless, half-mental calling from underground: “Cthulhu fhtagn”, “Cthulhu fhtagn”. These words had formed part of that dread ritual which told of dead Cthulhu’s dream-vigil in his stone vault at R’lyeh, and I felt deeply moved despite my rational beliefs."

Impressionnant, n'est-ce pas ?


Maintenant comparons avec l'incipit de The Haunting of Hill House.

"No live organism can continue for long to exist sanely under conditions of absolute reality; even larks and katydids are supposed, by some, to dream. Hill House, not sane, stood by itself against its hills, holding darkness within; it had stood so for eighty years and might stand for eighty more. Within, walls continued upright, bricks met neatly, floors were firm, and doors were sensibly shut; silence lay steadily against the wood and stone of Hill House, and whatever walked there, walked alone."

Le style n'a évidemment rien à voir (vocabulaire utilisé, structure, etc.), mais l'idée est proche, décrire un lieu échappant à l'esprit de l'homo sapiens. La grande différence est que R'lyeh est définitivement incompréhensible, tandis que Hill House a été conçue dans les règles, et pourtant, comme son nom l'indique, elle est malade (comme pourrait l'être un individu biologique). Mais surtout, la ville lovecraftienne est définitivement hors de l'humain, alors que Hill House est liée à lui. Ou plutôt à "Elle". Et c'est ce que la mise en scène de Wise démontre dans la séquence.


Nous avons toujours vécu au château

Voyons comment Robert Wise doit passer cet esprit par sa réalisation. D'abord, le voyage vers le lieu, bombardé des pensées chaotiques d'Eleonore (car rien de tel qu'un voyage mental et physique pour aborder les terres du fantastique, vous connaissez la chanson, maintenant). Il y a même un intéressant parallèle, sans doute non voulu, avec la Marion Crane de Psychose dans sa voiture qui se dirige vers le motel Bates. Puis le péage, le gardien, qui comme dans tout récit traditionnel met en garde (même dans Vendredi 13, ce motif est là).

Eleonore pense s'émanciper d'une famille qui l'écrase, d'un passé trouble. Elle se sent pour la première fois autonome et heureuse. Mais la rencontre avec le garde assombrit son tableau idyllique. L'homme la domine. Le regard d'Eleonore exprime une inquiétude sourde. La tension commence et l'ingénue descend de son petit nuage.


Ce n'est encore rien par rapport aux plans oppressants qui suivent. La confrontation entre Eleonore et Hill House se doit donc de marquer les esprits. La voiture semble minuscule comme un jouet et plusieurs plans en plongée insistent sur la faiblesse de la visiteuse. En cela, Wise respecte l'âme du texte. Il n'a pas besoin d'orage et de vents qui hurlent. Hill House n'a rien de monstrueux dans son architecture, mais quelque chose de dérangeant émane d'elle, quelque chose de massif et puissant. Les champs / contre champs sont des échanges entre la femme et la maison, comme deux individus qui se jaugent. L'entrée de la demeure ressemblant même à une bouche béante. Ici se retrouve le "visage éveillé" du récit de Jackson. L'arrivante semble à la fois attirée et terrifiée par la demeure, idée qui sera développée tout au long de l'histoire.


On pourrait croire que revenir à un point de vue "à hauteur de femme" bifurquerait vers la normalité, mais l'éloignement d'Eleonore persiste quand la gardienne apparaît. Alors que le rapport entre elles deux devrait être celui d'une communication ordinaire, une barrière est posée. Elles semblent très éloignées l'une de l'autre. Chacune se situe dans un bord du cadre. L'une est entachée par l'obscurité du lieu, l'autre est encore dans la lumière, mais plus pour très longtemps.


Pour conclure, Wise dissocie visuellement la personnalité de notre personnage. Le motif du double surgit. Eleonore est "dupliquée" par le miroir, laissant le spectateur sur une impression troublante. Le miroir déforme et salit l'image de cette femme, laissant déjà présager la future Eleonore sous l'emprise complète de Hill House. Cette fois encore, les deux silhouettes sont séparées dans le cadre, alors qu'il s'agit de la même personne ! Aucun retour à la banalité n'est alors possible.

Toute cette série de plans de valeurs différentes déstabilise le spectateur. Avec élégance, le réalisateur nous fait partager le trouble que ressent l'héroïne, tout en explicitant le lien indéfectible qui se tisse avec la demeure.


Concluons pour dire que cette analyse ne fait qu'effleurer ces deux oeuvres fondamentales du fantastique (le livre et le film) et que nous vous encourageons à vous y perdre. Juste une nuit.

Sans le savoir, vous avez toujours vécu à Hill House.


NOTE

(*) Les "Pentagon Papers" sont 7000 pages de texte traitant de la période de 1945 à 1967qui analysent par le menu comment le gouvernement américain a sciemment prolongé la guerre avec un cynisme impitoyable. Ils furent présentés par le New York Times, non sans problèmes, et eurent un énorme impact.

FICHE TECHNIQUE

The Haunting (1963) – Réalisation : Robert Wise – Scénario : Nelson Gidding (d'après le roman de Shirley Jackson) – Avec : Richard Johnson, Julie Harris, Claire Bloom, Russ Tamblyn, Loïs Maxwell…

Phillipe Chouvel & Nathan Skars


samedi 2 mai 2015

Séquence # 9 - Messiah of Evil - L'invasion du cinéma


SYNOPSIS

Arletty Long se rend dans une petite station balnéaire sur la côte californienne appelée Point Dune. C'est là que vit son père, un artiste peintre, qu'elle n'a pas vu depuis longtemps. Elle avait l'habitude de recevoir des lettres de lui, mais au fil du temps ses courriers devinrent de plus en plus confus, sinon incohérents. Jusqu'au jour où les lettres cessèrent d'arriver.

Une fois sur place, Arletty s'installe dans la maison de son père, une vaste propriété aux murs recouverts d'étranges fresques. Elle se rend en ville, voit les autorités, cherche à savoir ce que son père est devenu, car il semble avoir bel et bien disparu. Un fait qui semble n'émouvoir aucun habitant de Point Dune, certains résidents ayant même un comportement bizarre. Plus tard, elle fait la connaissance d'un jeune homme aux allures de dandy, Thom, accompagné de deux jolies femmes, Laura et Toni. Thom parcourt le pays, toujours en quête d'informations sur les légendes locales. Comme celle de Point Dune, dont on dit qu'un mystérieux homme vêtu de noir s'y rendit, dans le courant du XIXème siècle, afin d'y apporter la malédiction.

Même s'il ne s'agit que d'une légende, il n'en demeure pas moins que certains habitants de la station balnéaire paraissent atteints d'un mal étrange, comme si leur corps et leur esprit se putréfiaient de leur vivant.


NARRATION

Histoire de chasser l'ennui ambiant, et sur les conseils de Thom, Toni se rend au cinéma situé dans l'une des artères principales de la ville . Il fait nuit, l'enseigne lumineuse affiche « Kiss Tomorrow Goodbye », un polar noir de 1950 avec James Cagney. La ville paraît déserte, la seule âme qui vive est la caissière qui donne un ticket d'entrée à Toni. Celle-ci entre dans le bâtiment (au même moment, la caissière sort une panneau indiquant que le cinéma est « fermé », puis éteint sa guérite), où l'on découvre un vaste hall entièrement vide, si l'on excepte le stand de friandises achalandé mais complètement déserté. 

En l'absence d'un employé, la jeune femme se sert et part en direction de la salle de projection avec un paquet de pop-corn. Elle ouvre une porte, découvrant une salle spacieuse mais plutôt vétuste, entièrement dominée par la couleur rouge. L'endroit est éclairé, tandis qu'au dehors l'enseigne lumineuse du cinéma ainsi que la devanture s'éteignent tout comme l'emplacement de la caissière un peu plus tôt.


Arrivée par la porte conduisant au couloir gauche de la salle, Toni s'engage dans celui-ci. On distingue, loin devant, quatre personnes occupant des sièges au niveau des premières rangées. Chacune des personnes est éloignée des autres et regarde devant elle, comme si le film était déjà commencé. Mais pour le moment l'écran est toujours blanc et protégé par un rideau rouge, on peut entendre un air de jazz « léger » comme musique d'ambiance. Toni s'avance encore un peu, et choisit une rangée située à peu près au milieu de la salle. Elle s'assoit d'ailleurs, comme dans un souci de symétrie, au milieu même de ladite rangée. Elle enlève sa veste, pioche une poignée de pop-corn tout en regardant les autres personnes assises devant elle. L'une regarde toujours droit devant elle, une autre tricote, tandis qu'une troisième s'est retournée et la fixe attentivement. C'est à ce moment là que les lumières s'éteignent et le film commence. En fait de polar, il s'agit d'un western avec Sammy Davis Jr, « Gone with the West ».

Curieusement, des personnes se mettent à arriver progressivement dans la salle obscure, séparément ou par groupe de deux, à intervalles réguliers. Chacune d'entre elles se place systématiquement dans l'une des rangées du fond, si bien que Toni ne se rend pas compte de leur présence. Il faut attendre qu'un homme d'un certain âge vienne s'asseoir dans sa rangée, du côté gauche, puis une femme âgée à sa droite, presque simultanément, pour qu'elle réalise qu'il se passe quelque chose de bizarre. D'autant que les deux personnes en question se mettent à verser une larme de sang. Toni se retourne, se désintéressant alors complètement du film, et voit devant elle les rangées occupées, et ces visages inquiétants.


Sentant qu'un danger la guette, la jeune femme enjambe à reculons la rangée de devant, puis marche jusqu'à l'un des couloirs pour se diriger vers la porte de sortie. La foule ignore ce qu'elle fait, et continue de regarder le film. La porte est fermée ; Toni se rue vers la seconde porte, close également. La tension est à son comble, elle crie, et se précipite alors vers la sortie de secours dissimulée par un rideau. Mais un homme surgit de derrière le rideau en question, lui faisant obstacle. 

En désespoir de cause, Toni monte jusqu'à l'estrade située en dessous de l'écran. Un écran désormais blanc, car le film s'est arrêté, et les lumières se sont rallumées. Les zombies, à moins qu'il ne s'agisse de goules, encerclent la pauvre fille livrée à cette meute impitoyable. Happée comme du vulgaire gibier, le bras tendu et la main recouverte de sang, Toni disparaît finalement du champ de vision, littéralement absorbée par les morts-vivants.



MÉCANISMES

Résumons pour tous ceux qui n’oseraient pas se perdre dans le long découpage qui suit.

Il commence quand Toni (l'actrice Joy Bang) entre dans la salle (1). Entre ce plan et la fin complète de la séquence, il y a près d’une centaine de plans. Quatre-vingt-dix-sept, pour être précis, en incluant ceux du western qui est projeté sur la toile. Le film dans le film semble défragmenté et sans aucun lien narratif. Il s’agit d’une présentation de tous les codes en vigueur dans le genre, comme les échanges de coups de feu (15, 16, 17, etc.). La bande-son caractéristique apporte un contrepoint aux images de la salle, qui est complètement silencieuse jusqu’aux hurlements tardifs de la fille (85). Musique western, dialogues, bruits de tir et fracas divers, sans aucun apport extradiégétique, ponctuent les presque six minutes qui vont être décortiquées ci-après.

Si le découpage est aussi détaillé, c’est pour développer la tactique dans le déploiement de la mise en scène. Dans tout autre film, des monstres auraient foncé sur elle en moins de trente plans, mais les choses ne se passent pas comme cela à Point Dune. En accord avec le reste de l'intrigue, la contamination est insidieuse, inéluctable et territoriale (comme dans l’autre excellente séquence du supermarché, d’ailleurs chaque personnage-clé du film aura droit à une séquence effrayante de ce type, même si celle qui nous occupe ici est la meilleure de toutes). À cet égard, chaque endroit de la ville est conquis par ses propres habitants devenus des goules. Les endroits publics, ensuite les rues et finalement le cocon protecteur (la maison du père d'Arletty) sont réinvestis.


Au début, Toni est le point focal de la séquence, son centre (souvent au sens topographique du terme). Sauf que nous, nous voyons réellement ce qui se trame autour d’elle, sous le couvert de la banalité, et c’est ce point de vue qui change la donne. En regardant toujours en face d’elle, elle en oublie de couvrir ses arrières, si l’on peut dire, et l’espace vide est envahi par sa droite et sa gauche dans une symétrie délibérée (à partir de 23). Autrement dit, ce qu’on ne voit pas peut nous tuer si l’on n’y prend pas garde.

Au milieu de la séquence (42), c’est le premier gros plan qui "emprisonne" l’héroïne. Dès lors, les gros plans sur elle et sur les étranges spectateurs vont être réguliers. Par instinct, sans avoir perçu un élément tangible de danger, elle ressent un malaise grandissant (63). Quand elle se rend compte de la menace pour de bon (74), son destin est scellé. L’espace appartient tout entier à la masse des damnés de Point Dune.

La grande force de la réalisation est son utilisation du statisme dans des plans rapides. L'accumulation des plans joue sur les nerfs du spectateur qui espère une échappatoire pour Toni, malgré l'évidence. Le tout y aurait peut-être gagné encore en retirant entre une demi-douzaine et une douzaine de plans environ, comme les extraits western redondants. On peut affirmer que tout est dit, au moment où le film dans le film est gagné par des flammes qui l'anéantissent de l’intérieur (35) pour finir sur un blanc immaculé (94). Littéralement, le film d'horreur a escamoté le western, qui, lui-même, avait remplacé le film noir prévu ! Néanmoins, l'efficacité de l'ensemble reste impressionnante, sans montrer plus de sang que celui sur une main à la toute fin (97).


DÉCOUPAGE

Prêts ?

1 — Plan sur l’entrée de Toni dans la salle.
2 — Panoramique sur l’intérieur de la salle : peu de spectateurs, tous tournés vers le rideau de l’écran. Un homme est assis à la première rangée de sièges, de dos.
3 — Retour sur l’héroïne, le plan précédent peut être considéré comme une vision subjective de la fille, puis elle s’avance vers la caméra
3 — Axe inversé, le personnage continue d’avancer sur l’allée.
4 — Elle entre dans une allée de fauteuils puis elle s’assoit.
5 — Mouvement qui continue. Elle enlève sa veste puis prend son paquet de pop-corn, elle commence à en manger en regardant vers sa gauche.
6 — Une personne âgée et isolée est assise. Vue de 3/4 dos.
7 — La jeune femme continue de manger et regarde vers sa droite.
8 — Une dame isolée tricote.
9 — Retour sur notre jeune actrice qui semble intriguée par quelque chose devant elle.
10 — L’homme de la première file est retourné et la regarde, puis les lumières s’éteignent.
11 — Retour sur Toni, dont le regard est maintenant attiré par le film qui commence, elle reprend du pop-corn.


12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19 — Huit plans au total : trois gros plans sur des visages de cow-boys, puis les tirs du héros, le contrechamp sur le résultat de ses tirs, puis sur le cow-boy qui fait feu, puis sur son interlocuteur fauché par les balles, pour finir sur l’écran titre indiquant « Gone with the West ».
20 — Retour dans la « réalité ». Plan sur Joy Bang qui hausse les yeux, sans doute déçue de se retrouver dans un western. Ses yeux se rebaissent vers l’écran.
21, 22 — Western de nouveau. Deux plans : contrechamps sur une explosion, puis un plan de panique au milieu des flammes.
23 — Au lieu de revenir sur un plan du même axe, le plan montre l'actrice en bas du cadre pour dévoiler l’ensemble du cinéma derrière elle, vide à l’exception d’un nouveau spectateur qui fait son entrée, qui est une silhouette noire pour l’instant. Il entre comme une ombre pour mieux disparaître dans le noir total occupé par une portion du cadre. Pour mieux resurgir à cinq rangs derrière la fille. Tous les spectateurs assis seront impassibles jusqu'au plan 88.
24, 25, 26, 27, 28, 29 — Retour vers le film dans le film, avec six plans très brefs. Le film est toujours la proie des flammes. Il est bourré d’action avec quelques plans champs et contrechamps de tirs au colt.


31 — Retour dans la salle avec un plan qui cadre la fille dans le bord droit en bas et qui dévoile une salle apparemment vide. Un homme en costume entre.
32 — Les flammes envahissent les décors du western qui s’effondrent.
33 — Retour sur Toni en plan serré qui mange toujours son pop corn d’un air désabusé, les yeux fixés sur le western.
34 — Mais là, le plan la remet presque dans le bord-cadre en bas, si ce n’est que quatre personnes sont maintenant assises derrière elle, isolées des rangs différents. Une autre personne entre au loin.
35 — Les flammes consument totalement le western, réduisant un cow-boy et une femme qui court à des ombres chinoises fantomatiques.
36 — Même composition que précédemment. Si ce n’est que Toni est maintenant vers le bord droit, presque en bas du cadre. On voit les quatre personnes toujours assises, comme des statues fixant l’écran, mais un autre homme entre et s’assoit.
37, 38, 39, 40, 41 — Western de nouveau, avec cinq plans brefs. Flammes, un homme qui saute, tir au fusil, raccord sur un homme qui passe à travers une fenêtre, flammes.
42 — C’est à ce moment-là que la réalisation « bascule », l'héroïne est filmée en gros plan sur sa droite, se focalisant sur ses yeux. Elle est absorbée par le film qu’elle voit... C’est le premier plan très serré depuis son entrée dans ces lieux.
43 — Pour mieux revenir sur un plan large, décadré sur la gauche, montrant l’ensemble de la salle de cinéma, maintenant remplie comme une gare. Au moins treize personnes sont assises derrière elle et un homme entre en plus.
44 — Le western montre une chevauchée et la chute de deux hommes à cheval fauchés par des tirs.


45 — Retour sur la salle, maintenant les deux entrées sont visibles. Quatorze personnes assises et une nouvelle qui rentre à droite, puis une autre à gauche.
46 — Western : scène d’amour avec un couple sur un lit.
47 — Nouvel axe, Joy Bang est filmée en gros plan, de 3/4 sur sa gauche, deux visages occupent l’espace. Un homme à droite du cadre, une femme à gauche. Tous sont absorbés par ce qui est en face d’eux.
48 — Retour sur un plan large de la salle, la jeune femme est presque au centre du plan. Près de trente personnes sont assises derrière elle.
49 — Cette fois-ci, Toni n’est plus le centre absolu (avant chaque plan l'intégrait ou montrait ce qu'elle voyait). Un rang est occupé par cinq spectateurs.
50 — Un autre rang est filmé avec une demi-douzaine de personnes.
51 — Western : bagarre entre deux cow-boys.
52 — Un autre rang de spectateurs.
53 — Plan serré sur deux spectateurs.
54 — Plan serré sur d’autres.
55 — Western : bagarre entre deux femmes dans un saloon.
56 — Plan très serré sur une spectatrice.
57 — Puis sur une autre.
58 — Western : bagarre entre deux hommes, les flammes en fond, en gros plan.
59 — Le film revient sur notre spectatrice, en gros plan.


60, 61 — Western, deux plans : une femme traverse une vitre, puis une autre lui saute dessus. C’est la reprise de la bagarre de femmes précédente.
62 — Retour pour un plan large sur la salle, remplie de spectateurs, derrière la fille. Quelqu’un entre de nouveau sur la droite.
63 — Mais là, la fille regarde en dehors de l’écran.
64 — En contrechamps, le nouveau spectateur debout. Il s’avance vers elle lentement.
65 — Plan large de la salle qui le voit arriver et s’asseoir à un siège de distance d’elle.
66 — La fille regarde à gauche, un peu surprise.
67 — Pour voir arriver une femme qui la regarde et qui s’avance vers elle puis s’asseoir.
68 — Elle continue le mouvement, bord-cadre gauche, tandis que la fille est presque bord-cadre droit.
69 — Gros plan sur la fille dont le visage exprime un certain malaise. Son regard n’est plus sur l’écran. Elle baisse les yeux, déglutit, puis tourne la tête vers son voisin de gauche.
70 — Il se tourne vers elle, une larme de sang coulant de l’œil droit sur sa joue.
71 — Elle détourne le regard, sans regarder l’écran. Maintenant, elle regarde dans le vide. Puis se reprend et regarde sa voisine de droite.
72 — Qui est filmée en gros plan de face, une larme ayant coulé de son œil droit.
73 — Gros plan sur la fille dont le visage exprime le malaise grandissant. Elle hésite, tourne un peu la tête et se lève.
74 — Mouvement que la caméra suit de bas en haut. Notre protagoniste se retourne et pour la première fois, regarde derrière elle.


75 — Un panoramique montre tous les spectateurs assis tandis que la bande-son du film fait entendre un hurlement de douleur.
76 — Gros plan sur la main qui fait tomber le pop-corn à terre, en un flot, jusqu’à le vider complètement.
77 — Toni fait maintenant face aux spectateurs qui la regardent. Elle recule d’un rang tout en leur faisant face. Puis, elle va vers la gauche du cadre.
78 — Pour disparaître dans l’obscurité, puis, elle remonte en vitesse vers la sortie la plus proche en jetant des coups d’œil vers le public.
79 — Mais elle arrive à une porte close, qu’elle tente en vain de forcer puis se retourne vers la salle, dos à la porte, puis se dirige vers l’autre sortie.
80 — En contrechamps, le public assis, les têtes dirigées vers l’écran.
81 — Retour sur Toni qui continue son avancée vers l’autre sortie.
82 — Le mouvement continue alors qu’elle est filmée à l’extrémité de l’autre bord de la salle. Elle paraît minuscule à l’image.
83 — Elle se précipite sur la sortie qui est maintenant fermée.
84 — Contrechamps : de son point de vue à elle, on voit le public, toujours de dos assis et calme.
85 — Elle hurle en plan américain à la porte, puis se précipite devant elle.
86 — Plan large, elle court dans le cinéma.
87 — Changement d’axe dans sa course.
88 — Elle arrive à des rideaux, mais un homme en surgit et la regarde.
89 — Le public est toujours absorbé.


90 — L’inconnu ne bouge pas et continue de la regarder. Elle porte les mains à son front.
91 — Le public se lève comme un seul homme.
92 — Retour sur Toni et le type des rideaux. Elle s’échappe par le bord droit du cadre.
93 — Le public avance vers la caméra, passant au-dessus des fauteuils.
94 — La fille est au milieu du cadre blanc de l’écran de cinéma, les bras contre elle, apeurée. Un homme fonce vers elle et s’empare d’elle. Elle se débat, deux personnes surgissent en même temps de la gauche et de la droite vers eux.
95 — Plan de la salle avec des fauteuils vides. La femme crie « No ! » en off.
96 — Plan du comptoir vide du cinéma montré auparavant, un second et dernier « No ! » retentit.
97 — Toni tend le bras droit vers le ciel, main ensanglantée ouverte, puis tombe vers le bas, sur fond de cadre blanc.

Rideau.

NOTE

Les auteurs de ce petit cauchemar, Williard Huyck et Gloria Katz, sont les scénaristes de Howard the Duck (1985). Que voilà un parcours inattendu.


FICHE TECHNIQUE

Messiah of Evil (1971) – Réalisation : Willard Huyck & Gloria Katz – Scénario : Willard Huyck & Gloria Katz – Avec : Marianna Hill, Michael Greer, Anitra Ford, Joy Bang, Elisha Cook Jr, Royal Dano...

Phillipe Chouvel & Nathan Skars